À la tombée du jour

 

 

 

 

Les yeux fermés, je laissai venir à moi les sons qui m’entouraient, et les éléments au contact de mon corps.

 

Depuis chez moi, il ne fallait pas longtemps avant de perdre de vue toute construction humaine. À peine prenait-on le sentier qui descendait vers le bras de rivière, la végétation nous entourait, comme si nous passions dans une réalité différente. La maison était rapidement hors de vue, après quelques mètres parcourus sur la pente abrupte.

 

Si quelqu’un du village venait me chercher, il suivait la route montant au sud de la vallée d’Edas, sur deux kilomètres environ, puis il prenait le chemin, sur la gauche, au début duquel se dressait une pancarte gravée, et une boite aux lettres. Après un bon kilomètre entouré d’une forêt de pins, le chemin se dégageait sur le col, où se trouvait le Bocal.

 

Mais quand je prenais ce sentier à l’est, à peine visible, pour rejoindre le bassin que formait la Danseuse à cet endroit, personne ne savait où j’étais. C’était comme si les arbres sous lesquels je reposais me dissimulaient aux yeux du monde. Alors seulement, dans ces moments, je pouvais me laisser aller à oublier qui j’étais et descendre, en pensée, la rivière vers le nord, rejoignant l’Ed, qui filait depuis les plus hauts sommets du Massif Doré pour couler sur les plaines jusqu’à Selora. Et ainsi je continuais ma route jusqu’à Marbule, pour rejoindre la mer de Camar.

 

Derrière mes paupières, la lumière s’assombrit soudainement, et j’ouvris un œil pour voir ce qui me faisait de l’ombre ainsi. À contre-jour, je distinguai une silhouette grande et élancée, puis mes yeux identifièrent Shaori. Elle se tenait debout devant moi, les mains sur ses hanches, visiblement amusée. Le soleil d’après-midi, n’étant pas encore passé derrière les arbres, la frappait presque de face. Les yeux plissés, elle me regardait sans un mot, attendant que je réagisse. Elle ressemblait moins à une sauvage que d’autres fois où elle s’était arrêtée par chez moi. Ses cheveux blonds n’étaient pas tant emmêlés, ses vêtements semblaient en assez bon état, et paraissaient avoir été choisis avec soin.

 

— C’est donc là que tu étais, me dit-elle.

 

Shaori connaissait cet endroit ; elle était probablement la seule à y être jamais venue. Je la voyais assez peu souvent, désormais, pour ne pas apprécier ses passages. Elle était comme un souvenir qui resurgissait à certains moments, et qui nous emplissait d’un plaisir que l’on avait rarement l’occasion de ressentir. Un plaisir nostalgique ; celui de se sentir moins seul.

 

Je restai allongé, à peine appuyé sur mes coudes, et continuai de la regarder en acquiesçant.

 

— Mh-mh.

 

— Tu laisses ta maison ouverte, quand tu pars ? Tu n’as pas peur des voleurs ?

 

— Quels voleurs ? répondis-je, amusé. Je connais tout le monde dans cette vallée, et personne au-delà ne sait que j’habite ici.

 

— Moi, je sais, contra-t-elle avec défiance.

 

— Tu es une voleuse ?

 

— Je pourrais, rétorqua-t-elle. Après tout, comment je saurais si ta maison était ouverte ?

 

— Tu as pris quelque chose de chez moi ?

 

— Est-ce que tu le remarquerais, au moins ? Tu as tellement de bazar dans ta baraque…

 

Shaori s’assit en tailleur, et je me redressai pour me mettre à son niveau, les bras entourant mes genoux.

 

— C’est vrai, admis-je. Mais on est pas tous comme toi.

 

La jeune femme laissa passer un silence en perdant son regard dans la forêt autour de nous.

 

— Plus on a de choses, plus on a peur des voleurs, tu sais ? Les gens des villes ont toujours très peur des voleurs.

 

— Je sais, fis-je en esquissant un sourire. C’est donc là, que tu étais ? En ville ?

 

Shaori ne méprisait rien plus que la ville. Elle m’en parlait toujours en se moquant de ceux qui y vivaient, évoquait l’enracinement et la routine comme des poisons rongeant l’esprit et la volonté. Pour elle, les citadins n’étaient que des hordes de morts-vivants dont le principal danger était l’intolérance et la bêtise. Cela me faisait rire de penser qu’elle avait passé du temps dans un tel environnement, et pourtant, sa chevelure et son habit était le signe manifeste de la civilisation.

 

Elle haussa les épaules.

 

— Comment tu as deviné ?

 

— Tes fringues, dis-je. Et tes cheveux, aussi.

 

Elle passa une main dans sa crinière et fit la grimace, comme si leur propreté la dégoûtait.

 

— Dans quelle ville ? lui demandai-je.

 

— À Forsol. J’y étais jamais restée. C’est très joli, ajouta-t-elle après coup.

 

Je me souvenais de mes passages à Forsol. C’était une ville côtière au sud de Kerk. Elle n’était pas très grande ; rien à voir avec Médiar, et cela lui donnait un charme à mi-chemin entre la rusticité mède et l’urbanisme ostentatoire tèque. Dû à la position avantageuse de Médiar, Forsol n’était pas beaucoup peuplée, car les routes marchandes remontaient loin à l’ouest. Mais sa présence sur la côte de la mer Longue en faisait un lieu maritime très fréquenté.

 

— Pourquoi t’es allée à Forsol ? demandai-je.

 

— Envie d’un bain chaud et d’un vrai repas de Kerk.

 

J’éclatai subitement de rire face à l’absurdité de sa réponse, n’y croyant pas une seconde. La naïveté de Shaori, surtout lorsqu’il s’agissait de secret, était enfantine, et ne s’était pas améliorée avec les années. De telles considérations de confort n’auraient jamais été source de motivation pour Shaori, et encore moins depuis qu’elle était devenue la Promeneuse.

 

— Tu sais, dis-je, si tu ne veux pas me le dire, tu n’as pas besoin de mentir. Je respecte ton secret.

 

Shaori tourna la tête et siffla brièvement entre ses dents, comme pour exprimer une déception. Je perdis un instant mon sourire, puis me reprit.

 

— Alors, tu veux me dire pourquoi la Promeneuse a décidé d’aller se promener dans une ville remplie de gens ?

 

Elle retint son rire, découvrant ses dents, et leva la tête vers le ciel.

 

— Mmmmh… non, dit-elle finalement. Pas encore. Tu vas me dire que j’ai tort, que c’est pas bien, de me mettre à la place des autres, et gnagnagna. Je n’ai pas besoin de ta morale pour l’instant.

 

— Hé, tu fais ce que tu veux hein, répondis-je en cachant ma vexation. T’es grande.

 

— Arrête, fit-elle en levant les yeux au ciel. Tu peux pas t’empêcher de donner des leçons. Et je suis pas la seule à le dire.

 

Sans me laisser le temps de protester ni de poser une question, elle se leva.

 

— Bon, je vais aller faire un tour au village et je repars.

 

— Oh, c’était court, dis-je, légèrement déçu mais nullement surpris.

 

— J’aime pas m’enraciner, fit-elle.

 

— C’est un comble.

 

Elle me jeta un dernier regard, ignorant la pique, et descendit la rivière vers Panium. La lumière avait encore perdu de son éclat ; le soleil traversait difficilement la forêt, et s’apprêtait à se coucher derrière les montagnes à l’ouest du massif. La température était encore clémente en soirée, en cette saison. Je m’étendis sur le dos, me reconnectai au chant du cours d’eau et à la vie bruyante qui m’entourait, et regardai la lumière décroître. Peut-être que j’irai faire un tour à Forsol.