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« Trop de larmes ».

 

L’inscription était peinte en rouge sur un des poteaux qui soutenaient l’entrée de la mine. Elle avait été vite esquissée, en petit, comme un chuchotement. Le givre qui couvrait les poutres autour du message disparut soudain, frappé par l’énergie qui lui était infusée. Le bois craqua et prit une allure neuve, comme si les années n’avaient eu aucun effet sur lui. L’inscription disparut sans laisser de trace.

 

Le veilleur abaissa sa main et observa, satisfait, l’allure nouvelle du poteau. Il se remit à déambuler en observant les installations et en veillant à leur état. Au centre du site de minage, d’autres veilleurs s’affairaient à maintenir l’endroit propre et ordonné. Des mains de l’un d’eux surgit un flot de flammes intenses qui consuma, à terre, le corps recroquevillé d’un homme mort.

 

 

 

Roan maniait sa pioche du mieux qu’il pouvait, malgré sa douleur à l’épaule droite. Chaque fois qu’il l’abattait, il avait peur qu’elle choisisse cet instant pour abandonner son bras et le laisser tomber par terre, inerte et inutile. Ce serait alors lui qui serait inutile, et Roan n’avait pas envie de devenir inutile. Il savait ce qui arrivait aux gens inutiles : les Mehdacins les emportaient au sud, et ils servaient de nourriture à leurs pouvoirs vampiriques. Certains pouvaient même vivre des années, enchaînés et vidés chaque jour de leur énergie, agonisant en permanence.

 

— Stop !

 

Roan s’immobilisa, glacé. Il ne faisait pas froid à cette profondeur ; la magilithe émettait une chaleur douce et apaisante, ainsi qu’une lueur bleutée magnifique. Mais la voix qui s’était élevée derrière lui aurait pu glacer n’importe quel homme. Ses mains, refermées sur le manche de sa pioche, se mirent à trembler, et il se retourna à contre-cœur. Devant lui se trouvait son binôme, Sebesta, qui s’était interrompu également. Leur tâche, comme celle de tous ceux qui se trouvaient dans les mines, était de creuser la montagne, d’extraire la magilithe, et d’en remplir des caisses immenses qui flottaient au-dessus du sol ; une pour chaque binôme. Sebesta triait les pierres que Roan minait, et remplissait la caisse en bois.

 

Autour d’eux se trouvaient des dizaines d’autres mineurs qui exploitaient cette portion de la caverne. En cet instant, ils étaient comme des statues, pétrifiés de peur, priant Ir de les protéger.

 

Le Mehdacin leva une main, prononça un mot terrible et aussitôt toutes les flammes portées par les torches aux murs volèrent vers son poing, qu’il referma aussitôt, plongeant la caverne dans une obscurité uniquement brisée par la lueur des magilithes.

 

Avec horreur, Roan vit que Sebesta luisait également de cette lueur. Il lâcha sa pioche et se plaqua contre la roche, reculant autant qu’il pouvait, tandis que le Mehdacin approchait de son binôme.

 

— Non, je vous jure ! Supplia Sebesta. Sur la vie de mes frères, sur Ir-sous-la-montagne, je vous jure que je n’ai…

 

Le Mehdacin tira une main de derrière son dos et recourba ses doigts en forme de serre. Sebesta hurla de douleur, et la lueur à l’intérieur de son corps se fit plus vive. De la lumière jaillit de sa bouche et de ses yeux, et son corps se souleva du sol, tendu, crispé et déformé de façon abominable. L’instant d’après, il sembla exploser, et du sang gicla autour de lui. Lorsqu’il s’effondra par terre, Roan vit qu’il n’avait pas entièrement explosé. Devant le gardien Mehdacin flottait une sphère parfaite de magilithe qu’il regarda un instant.

 

— La magilithe volée sera reprise, et les fautifs seront châtiés, déclara-t-il simplement.

 

Puis il souffla et de sa bouche jaillirent les flammes absorbées, qui retournèrent alimenter les torches aux murs.

 

Le silence perdura dans la caverne, et le cadavre de Sebesta resta par terre. Roan se mit à trier lui-même la magilithe qu’il minait.

 

 

 

Hors des cavernes, l’air était glacial et mordait la peau de Roan. Il avait enfilé pour se couvrir la tenue qu’il avait nouée à sa taille pour travailler ; une tunique déchirée fermée par une corde autour de lui. Les gardiens qui encadraient la colonne de mineurs épuisés étaient vêtus de peaux épaisses qui les protégeaient des vents acérés qui soufflaient sur la chaîne d’Epharis. Comme chaque fin de journée, Roan marmonna une prière à Ir en s’excusant pour avoir ainsi écorché ses veines. Hébété, il suivit le groupe d’esclaves pour la distribution quotidienne, puis prit la direction de son abri.

 

Les habitations des travailleurs étaient des baraques en bois déjà vieilles et plus ou moins stables, alignées en bordure de camp, qui parfois s’entassaient les unes sur les autres pour former des murailles ternes et lugubres. Roan poussa la porte de sa demeure, qui consistait en une boite de six mètres carrés, et la ferma rapidement pour ne pas laisser entrer plus de froid.

 

À l’intérieur, un poêle à magilithe diffusait une chaleur bienvenue mais insuffisante. La lueur qui émanait de sa grille donnait à la pièce un éclairage tirant sur le rouge, constant et assommant. La magie qui brûlait dans le fourneau était une chose dont Roan avait peur, car plusieurs personnes avaient péri durant leur sommeil, tandis que le feu rouge consumait leur habitation, puis les cabanes voisines.

 

— Je suis rentré, annonça Roan machinalement en déposant la nourriture qu’il avait ramenée.

 

— Bienvenue, dit Solani avec une petite voix.

 

Elle regarda les aliments qui devaient composer leurs repas jusqu’à demain soir, et resta un moment perdue dans cette contemplation.

 

— Mon binôme est mort, dit simplement Roan pour expliquer la quantité extraordinaire qu’il avait ramenée.

 

La nourriture était distribuée à chacun, à la fin d’une journée de travail, selon la quantité de magilithe extraite. La nourriture était partagée par le binôme, mais aujourd’hui, même si Roan avait dû continuer seul, il avait pu récupérer la part de Sebesta. Personne ne parla de la femme de Sebesta, qui devrait se contenter de sa portion forcément moindre ; Roan n’y pensa même pas. Il regarda son épouse avec bonheur, et s’approcha d’elle pour poser les mains sur son ventre.

 

— Il n’en a plus pour longtemps, dit Solani. Cette nourriture va lui faire du bien.

 

— Il faut que ce soit un homme, dit Roan avec douceur, afin qu’il m’aide à la mine, ainsi nous aurons encore plus de nourriture.

 

Solani hocha la tête en souriant, regardant son mari qui avait posé sa tête contre son ventre.

 

Les heures qui suivirent se passèrent dans le silence. Roan et Solani avalèrent leur festin sans regret et dormirent recroquevillés près du poêle rougeoyant.

 

 

 

*

 

 

 

Le premier cor déchira la montagne et tira tout le monde de son sommeil. Roan ouvrit les yeux, parfaitement éveillé, et se mit debout. Il resta un moment immobile devant le poêle, à fixer la lueur rougeoyante, les mains devant lui, puis il prit de l’eau dans une bassine et se frotta le visage. Tandis que son épouse dormait encore, il avala son petit-déjeuner, en gardant une portion pour son repas de midi. Les femmes enceintes ne travaillaient pas, et leurs maris recevaient en conséquence une légère compensation sur les rations. Roan posa les yeux sur son fils qui dormait dans son ventre, et remonta la fourrure sur le corps endormi. Il chaussa ses bottes et quitta la cabane.

 

Un vent froid le gifla, emportant avec lui de minuscules grains d’une glace tranchante. Il plissa les yeux et descendit les quelques marches jusqu’au sol gelé. Autour de lui, les hommes et les femmes du campement prenaient la même direction, vers la cour où se tenait l’appel du matin. Sans un mot, il les rejoignit, tête baissée, sous les regards attentifs des gardiens et des veilleurs Mehdacins. À l’est, le soleil n’était même pas encore levé.

 

Les pouvoirs des Mehdacins inspiraient la terreur dans le cœur des hommes. Depuis des générations, ces démons avaient enchaîné le peuple de Roan, usant de leur magie destructrice, et avaient ouvert les veines des montagnes pour en tirer la pierre de magie. Roan ne savait pas ce qu’ils en faisaient, et ne tenait pas à le savoir. Il vivait chaque jour comme le précédent, obéissant à ces êtres puissants, craignant leur courroux, et sachant qu’un jour, Ir, lassé de ces agressions, s’éveillerait pour les châtier et rendre leurs vies aux hommes du nord.

 

Les yeux des Mehdacins étaient noirs, au centre d’un globe blanc qui semblait luire sur leur visage sombre. Roan baissa les siens lorsque son regard croisa l’un d’eux, et son cœur accéléra. Il n’avait pas envie de mourir. Il se plaça en rang avec les autres mineurs, et les binômes furent formés avant d’être dirigés vers leurs mines respectives. Dans ce campement, on comptait trois mines, et Roan, aujourd’hui, fut envoyé dans celle du nord, accompagné d’une femme qui serait son binôme. Il prit une pioche en passant devant la caisse qui les contenait toutes et s’engouffra dans le boyau, dont la chaleur lui fut agréable, un court instant. Son binôme prit une caisse en bois magique et l’emporta avec eux.

 

Le froid des montagnes d’Epharis avait engourdi le corps de Roan, mais sa douleur à l’épaule se réveilla lorsqu’il leva sa pioche pour l’abattre sur la paroi rocailleuse. Il grimaça mais ne s’interrompit pas. Derrière lui, la femme commença à trier les pierres et à remplir la caisse.

 

Le minage se prolongea pendant quelques heures, et Roan serrait les dents en ignorant sa douleur. Lors d’une nouvelle torsion de son épaule droite, il laissa échapper un gémissement, du fond de sa gorge, et lâcha sa pioche. Immédiatement, les regards se tournèrent vers lui, sans cesser leur minage : tous savaient ce que risquait celui qui s’arrêtait de miner. Le gardien n’avait pas vu Roan, et celui-ci se baissa rapidement pour ramasser son outil. Il remarqua alors son binôme et se tourna vers lui brièvement. Celle-ci le regarda, interrompue, les yeux grands ouverts.

 

— Chienne !

 

Roan leva sa main gauche et lui asséna un revers au visage, qui la fit tomber par terre. La magilithe qui gonflait ostensiblement les poches de sa tunique se répandit.

 

— Que se passe-t-il ici ? s’éleva une voix qui approchait.

 

Roan regarda le gardien et tendit un doigt vers la femme à terre.

 

— Elle tentait de voler la magilithe, Mehde.

 

Le Mehdacin regarda la femme, puis regarda à nouveau Roan.

 

— Tu as bien fait, mineur. La magilithe appartient aux Mehdacins. Allez, reprenez le travail.

 

Le gardien se détourna et reprit sa ronde. Roan reprit son souffle, et tenta de calmer les battements de son cœur. Ce gardien avait été doux avec la voleuse, mais comment pourrait-il à nouveau lui faire confiance ? Ce n’était pas pour les Mehdacins que Roan avait frappé la femme, mais parce qu’elle comptait assurément récupérer plus de rations à la fin de la journée – certains veilleurs accordaient des bonus à ceux qui faisaient preuve de zèle. Cependant l’épouse de Roan était enceinte, et il n’y avait aucune charité à avoir pour quiconque.

 

Sans un mot, le binôme se remit au travail, et l’épaule de Roan, légèrement reposée, put de nouveau manier la pioche. De temps en temps, il jetait un œil derrière lui, sur la femme qui triait les pierres, avec un air méprisant, et prêt à la frapper de sa pioche si elle recommençait.

 

Tous les deux n’échangèrent pas un mot lors de la courte pause durant laquelle tous déjeunèrent, sous le regard des gardiens. Le minage se prolongea toute la journée, et Roan serra les dents, tant que son épaule pouvait encore bouger. Le souvenir lui revint de Sebesta, qui avait lui aussi volé de la magilithe, pour son usage personnel. On racontait que l’absorption de pierre de magie en poudre accordait un répit au corps et endormait les douleurs, tout en fortifiant les muscles. Roan, que la peur envahissait à nouveau à la pensée de cette transgression, sentit son cœur s’emballer une nouvelle fois. Il se concentra sur son minage et pensa à son épouse, ainsi qu’à leur enfant à venir.

 

 

 

Les yeux dans le vide, Roan abattait sa pioche sans relâche, ignorant la douleur qui déchirait son épaule. Le bruit du fer sur la pierre était régulier et hypnotisant ; à chaque coup, de la poussière volait, et des morceaux de la montagne se détachaient. La femme derrière lui ramenait les gravats avec sa pelle et se baissait pour trier la magilithe. Elle prenait chaque bout de pierre luisante et la mettait dans la caisse qui se trouvait derrière eux. L’esprit de Roan était vide, et aucune pensée ne le traversait. Depuis les nombreuses années qu’il était ici, il avait cessé d’être en colère, puis cessé de se morfondre, cessé de lutter intérieurement contre cet ordre des choses ; cela ne servait à rien, et ne faisait qu’accroître sa souffrance. Autour de lui, les hommes et les femmes avaient peu à peu perdu leurs statuts de frères et sœurs pour devenirs des bêtes, comme lui, sans qu’il n’y ait de sympathie ni de pitié. Tous luttaient pour leur propre survie, et n’avait pour espoir que de vivre jusqu’à la tombée du jour.

 

Le cor résonna dans la montagne et parvint aux oreilles des mineurs. La voix des gardiens s’éleva, annonçant la fin de la journée. Roan interrompit son geste. Le sang battait dans son épaule, et son bras était devenu plus difficile à articuler. Il tenta de le tendre en arrière, et la douleur fut instantanée, secouant tout son corps et provoquant un flash aveuglant.

 

Roan suivit les autres travailleurs vers l’extérieur en poussant, avec son binôme, la caisse de magilithe récoltée. Il rangea sa pioche dans les caisses près de l’entrée, sans lâcher son butin. Le froid lui fit du bien les premières secondes, puis devint une pénibilité supplémentaire à supporter. Au centre du plateau, la structure de comptage était occupée par plusieurs Mehdacins. Une longue file se forma, et l’attente commença.

 

Le soleil était couché depuis plusieurs heures lorsque ce fut le tour de Roan et de son binôme. Le veilleur chargé du contrôle était un homme au visage effrayant, dont la peau sombre renforçait la méchanceté. Son regard hautain et provoquant n’avait pour unique but que d’assurer sa supériorité sur les esclaves qui défilaient devant lui. Dans une main, il tenait une plaque couverte d’une feuille de papier, et dans l’autre une plume qui lui servait à écrire.

 

— Roan et Grisha !

 

Ils poussèrent la caisse flottante devant le veilleur qui apposa sa main droite gantée sur le bois. Des gemmes noires incrustées s’illuminèrent un instant sur le cuir, puis le Mehdacin retira sa main.

 

— Cent soixante-dix kilos. Deux rations chacun.

 

— Mehde, ma femme…

 

— Trois pour l’homme, coupa le veilleur.

 

Roan était toujours contraint de rappeler qu’il hébergeait une femme enceinte chez lui, et il craignait, tous les jours, de se voir refuser la ration supplémentaire. Trois rations était déjà bien peu pour deux personnes ; avec Sebesta ils étaient parvenus, les derniers jours, à récupérer quatre rations ! Du moins avant que son épaule ne devienne un problème…

 

Le veilleur fit glisser la caisse derrière lui, que d’autres Mehdacins récupérèrent, puis Roan et Grisha continuèrent jusqu’au gardien qui les observait, les bras croisés. C’était un être grand et impressionnant, bardé d’une armure de cuir et les bras croisés sur sa poitrine. Il regarda attentivement les deux esclaves récupérer leurs rations. Chacune d’elle consistait en un légume fade et blanc, encore terreux, et un bout de viande recroquevillé et sec, de provenance inconnue. Roan tendit sa tunique et s’en servit pour transporter les aliments. Les chemins du binôme se séparèrent ensuite, et Roan prit la direction de sa maison sans regarder Grisha, qui s’en allait de l’autre côté.

 

— Je suis rentré.

 

Solani se réveilla en sursaut.

 

— Bienvenue, dit-elle sans sourire.

 

 

 

*

 

 

 

Le premier cor déchira la montagne et tira tout le monde de son sommeil. Roan ouvrit les yeux, parfaitement éveillé, et se mit debout. La douleur à son épaule le fit vaciller, mais il serra les dents. L’interrogation furtive de sa survie lui traversa l’esprit ; est-ce aujourd’hui qu’il tituberait, et serait abattu par un gardien mehdacin ? Cette idée resta avec lui tandis qu’il accomplissait machinalement les gestes de chaque matin. Le second cor sonna lorsque les mineurs furent tous en rang, puis Roan rejoignit la mine du nord, accompagné de Grisha.

 

Durant la matinée, Roan ne parvint pas à prendre le rythme qu’il savait devoir faire pour s’assurer les trois rations. Cela l’inquiétait, aussi décida-t-il de s’éclipser durant la pause de midi pour retourner sur le chantier. Pour leur déjeuner, qui consistait en une pâtée commune servie par un veilleur, les mineurs étaient emmenés près de l’entrée de la mine, où l’espace était suffisant pour les rassembler tous en un groupe sous le regard des Mehdacins. Roan se cacha au moment de quitter le chantier, puis revint sur ses pas. Il alla alors piocher la magilithe dans plusieurs caisses différentes, et en rempli celle de son binôme. Il ne fallait pas que cela se remarque, aussi limita-t-il le vol à une pierre par caisse, ce qui assurait d’augmenter le poids de leur récolte de plusieurs dizaines de kilos.

 

Roan se dissimula à nouveau dans une anfractuosité de la paroi et vit le gardien de leur chantier revenir, avant que tous les mineurs ne reprennent leur place. Il se mêla à eux et apparut à côté de son binôme. Grisha le regarda avec des yeux inexpressifs ; elle ne prononça pas un mot, mais jeta un œil à leur caisse, avant de reprendre le travail.

 

Roan se remit à miner, serrant les dents, retenant ses gémissements, s’accordant un léger ralentissement du rythme.

 

 

 

Le soleil disparaissait déjà lorsqu’ils sortirent de la mine nord, avec les autres esclaves, pour rejoindre la file d’homme et de femmes qui attendaient, transis de froid et affamés. Tous accompagnés de leurs caisses de magilithe, les disputes étaient fréquentes, car l’ordre de passage n’était pas toujours clair et défini. Roan avait la chance d’être costaud, et d’en imposer par sa taille et son regard. Ses yeux étaient d’un bleu intense, et impressionnaient quiconque regardait à l’intérieur. Durant l’attente, il gardait son air mauvais pour décourager quiconque de tenter quoi que ce soit. Sa large main tenait fermement un bord de sa caisse, et semblait lancer un avertissement à la ronde : Roan avait déjà brisé la nuque de ses pairs, et il le ferait à nouveau si nécessaire.

 

— Avancez, chiens !

 

Roan reprit ses esprits et piétina en poussant le chariot flottant, les yeux bas et les épaules courbées sous le regard courroucé du gardien, dans la main duquel crépitait la magie des Mehdacins.

 

Alors qu’il se rapprochait de Grisha pour laisser le chariot, sur leur gauche, être récupéré par le veilleur pour le comptage, il sentit la main de son binôme le saisir à l’entrejambe. Elle palpa son sexe un instant, puis avança comme si de rien n’était. Roan la regarda, et se sentit durcir.

 

Quatre rations pour lui, sa femme et leur enfant. Roan n’avait aucun remord pour ce qu’il avait volé, ni aucune pensée pour les autres mineurs. En quittant le plateau de distribution, il suivit Grisha jusque chez elle, le regard posé sur ses fesses.

 

À l’intérieur, il n’y avait personne. Grisha vivait seule, ou bien était veuve. À peine franchi le seuil, Roan posa ses rations à terre et s’approcha de Grisha, qui se tournait vers lui. Il l’amena contre le mur de planches et retroussa sa tunique. Il la fit se retourner et la prit sans attendre. L’acte dura moins d’une minute, puis sans un mot, ils se séparèrent. Roan reprit ses rations et sortit dans le froid, pour rejoindre en courant sa demeure, avant que les gardiens ne sonnent l’interdiction d’être dehors.

 

— Je suis rentré.

 

Les yeux de sa femme s’écarquillèrent, et un sourire se dessina presque sur ses lèvres à la vue de la nourriture.

 

— Bienvenue.

 

Son ventre était rond, tirant sur le corps frêle de Solani. Les mains sur ses reins, elle s’avança vers son mari et ils partagèrent leur repas.

 

 

 

*

 

 

 

Le premier cor déchira la montagne et tira tout le monde de son sommeil. Roan ouvrit les yeux avec difficulté, et la tête lui tourna lorsqu’il voulut se mettre debout. Solani s’approcha de lui et le soutint. Il la repoussa et attendit que passe son vertige, puis il se leva enfin. La douleur était pire que tout, mais il fallait néanmoins la supporter. Les Mehdacins ne toléraient pas les travailleurs invalides.

 

Il jeta malgré tout un œil à son épaule nue, et prit peur en voyant l’inflammation et la couleur qu’avait pris sa peau. Il mangea un peu du reste de nourriture de la veille et en laissa pour le déjeuner de son épouse, puis il sortit dans le froid permanent des montagnes d’Epharis. Loin au-dessus du camp de travail s’élevait le volcan Koldir, fils aîné d’Ir-sous-la-montagne. Roan pria pour sa miséricorde et rejoignit les autres esclaves pour l’appel du second cor.

 

Le gardien mehdacin de leur chantier les attendait dans leur salle de minage, et chacun prit sa place, face à la paroi. Les ramasseurs se placèrent derrière eux et attendirent que les pierres commencent à tomber pour trier la magilithe et en remplir la caisse. Les minutes passèrent, puis les heures ; Roan ne pouvait plus ignorer la douleur à son épaule, il sentait ses élancements perturber sa conscience, menaçant de lui faire perdre connaissance. Il savait que si c’était le cas, le gardien n’attendrait pas qu’il revienne à lui pour le brûler sur place. Il ralentit la cadence, ignorant les remarques de son binôme, espérant tenir jusqu’à midi, et pouvoir profiter de la courte pause qu’il leur été laissée.

 

 

 

— Roan !

 

C’était Grisha qui lui donnait des coups de pieds.

 

— Roan vite ! Le Mehdacin revient !

 

Il était couché par terre, sur le flanc. Paniqué, il se leva en vitesse, laissant échapper un sanglot arraché par sa douleur, et ramassa sa pioche. Il abattit celle-ci au moment où le gardien les observait. Ses mouvements étaient automatiques, hallucinés, sa douleur épuisait les réserves de son corps, il n’arrivait plus à penser. Ses yeux suivaient machinalement la pointe de sa pioche qui brisait la roche, et ses oreilles bourdonnantes ne percevaient que le bruit sec du choc métallique.

 

Grisha le secoua.

 

— Roan !

 

Il s’interrompit, et regarda autour de lui les autres mineurs s’en aller. Il suivit Grisha ; ses jambes le portaient à peine.

 

— Tiens, fit-elle lorsqu’ils furent assis, à même le sol, pour manger le brouet qui leur avait été servi.

 

Elle laissa tomber dans son bol une fine poudre bleue. Roan la regarda en s’apercevant à peine qu’il s’agissait de magilithe. Il tenta de protester, mais Grisha monta le bol à ses lèvres, et il avala son contenu.

 

L’après-midi s’écoula, et la conscience de Roan revint à mesure que sa douleur s’apaisa, sans disparaître pour autant. Dans le même temps, sa peur grimpa en flèche, et chaque fois que le gardien passait près d’eux, il s’efforçait de paraître plus normal que nature, ce qui le rendait plus craintif encore. Ce qu’il avait absorbé suffisait-il à colorer son corps ? Pouvait-on le détecter, si le gardien éteignait les torches ?

 

Il baissa la tête, évitant le regard de ses pairs également, lorsqu’il fut l’heure du comptage. Il n’avait récolté que trois rations, pour lui et sa femme. Il rentra directement, et lassa Grisha repartir de son côté.

 

Ce soir-là, il s’écroula avant d’avaler quoi que ce soit, tant sa fatigue était grande.

 

 

 

*

 

 

 

Le premier cor déchira la montagne et tira tout le monde de son sommeil. Roan, lui, ne bougea pas. Solani, bien réveillée, appela son mari et le secoua. Après quelques minutes, Roan ouvrit les yeux.

 

— Roan ! Réveille-toi.

 

— Je suis debout. Le cor a-t-il sonné ?

 

— Depuis quelques minutes, oui. Dépêche-toi !

 

Roan se leva, puis tituba, ne trouvant pas l’appui de son bras droit. Son épaule refusait de bouger, et son membre était devenu un poids mort.

 

— C’est ton épaule ? s’inquiéta Solani.

 

Roan ne répondit pas. La faim lui tenaillait le ventre. Il avala rapidement ce que lui avait laissé son épouse et se précipita à l’extérieur. Il intégra les rangs de travailleurs a moment où sonnait le second cor.

 

Son bras lui brûlait, et refusait toujours de répondre à ses muscles. Il tentait de n’en rien laisser paraître, et attrapa sa pioche de la main gauche. Grisha le regarda en biais mais ne fit aucune remarque. Le gardien mehdacin surveillait les mineurs, et Roan savait qu’il ne vivrait pas plus longtemps s’il s’apercevait de quelque chose.

 

Devant la paroi de roche friable, Roan resta un instant immobile. Puis il leva sa pioche de son bras droit, et l’abattit mollement sur la pierre. Le métal entama à peine le minerai, et plusieurs têtes se retournèrent brièvement, pour jeter un œil curieux à Roan.

 

Grisha s’approcha alors de lui, voyant son bras droit inerte qui pendait à son côté.

 

— Tiens, fit-elle en lui tendant le creux de sa main. Prends la pierre bleue. Tu ne peux plus miner !

 

— Non !

 

Roan se souvenait de Sebesta, et des autres avant lui. Il n’avait pas envie de finir comme ça. Voler la magilithe était pire que tout, pour les esclaves qu’ils étaient. Il abattit une nouvelle fois son bras gauche. Le gardien commença à s’intéresser à lui. Grisha recula et remit la poudre dans la poche de sa tunique.

 

— Tu ne vas pas miner grand-chose avec une seule main, fit alors le Mehdacin en s’arrêtant près du binôme.

 

Le sang de Roan se glaça, et il continua à fixer la roche devant lui.

 

— Pas d’inquiétude, mehde, je mine, vous voyez.

 

— Tu m’as l’air bien affaibli, malgré ta carrure.

 

Le gardien s’approcha encore, et regarda faire Roan. Il lui porta alors un léger coup de poing à l’épaule, et Roan ne put s’empêcher de hurler.

 

— Non, s’il vous plaît, mehde ! Je peux miner !

 

— Je vois ça, acquiesça le gardien. C’est tant mieux alors.

 

Il regarda Grisha, hocha la tête, et reprit sa ronde en ricanant. Une fois qu’il fut assez loin, la femme se rapprocha de Roan et lui tendit à nouveau la poudre de magilithe.

 

— Tu ne peux plus rien miner ! Prends ça !

 

Roan plissa les yeux ; son bras gauche avait encore de l’énergie, mais il n’avait pas entièrement récupéré de la fatigue qui l’avait envahi la veille. Il savait que la magilithe en était la cause, et que plus de ce poison ne ferait qu’accentuer l’effet, et la rendre nécessaire. Alors il finirait bleuté, comme Sebesta.

 

— Non ! Femme, laisse-moi !

 

Grisha recula, nullement impressionnée, mais tournant la tête vers le fond du chantier, pour guetter l’attention du gardien. Celui-ci ne s’était pas retourné. Elle jura et insulta Roan, puis s’approcha de lui et lui prit sans difficulté la pioche des mains. Les femmes étaient habituellement celles, dans un binôme, qui triaient la pierre taillée. Les hommes du nord étaient puissants, plus endurants, et vivaient mieux les journées entières de travail aux mines. De tout temps cependant, lorsqu’un homme était affaibli, les femmes de ce peuple n’avaient aucune difficulté à remplir sa tâche.

 

Grisha se mit donc à miner vigoureusement. Roan, admettant son impuissance, se baissa pour ramasser et trier, d’une seule main, les pierres détachées de la roche, et les mettre dans la caisse à côté de lui. Il lança un regard mauvais aux binômes qui l’entouraient et se concentra sur sa tâche. Grisha laissait échapper un petit cri à chaque coup porté, exprimant sa frustration et sa colère, mais également la crainte qu’elle avait du comptage qui les attendait, à la fin de la journée. Intérieurement, elle maudissait Roan.

 

 

 

— Roan et Grisha !

 

Les deux esclaves avancèrent vers le Mehdacin en poussant la caisse remplie de magilithe. Le veilleur y apposa sa main gantée.

 

— Cent trente-deux kilos. Une ration pour chacun !

 

Grisha ouvrit la bouche, mais ne protesta pas. Ses yeux meurtriers se portèrent sur Roan. Celui-ci s’avança vers le veilleur.

 

— Mehde, ma femme est enceinte…

 

— Eh bien, mineur, tu n’as qu’à lui donner ta ration. Un enfant à venir nous sera plus utile qu’un handicapé.

 

Roan baissa la tête et s’avança pour récupérer la nourriture. Une ration était tout juste pour un repas, comment allaient-ils faire, à deux, et pour assurer le repas du lendemain de Solani ?

 

— C’est de ta faute, imbécile !

 

Grisha fulminait. Elle cracha par terre avant de s’éloigner pour rejoindre sa baraque. Roan contempla son unique ration et marcha lentement jusque chez lui.

 

— Je suis rentré, annonça-t-il d’un ton morne et sans lever les yeux du plancher.

 

— Bienvenue, répondit son épouse.

 

Elle vit la nourriture ramenée par son mari et sa voix mourut dans sa gorge. En silence, ils partagèrent le maigre repas.

 

 

 

*

 

 

 

Le premier cor déchira la montagne et tira tout le monde de son sommeil. Roan se réveilla affamé. Il estima le temps avant la pause de midi, et fut sorti de sa cabane plus tôt que les autres jours. Il regarda les autres hommes et femmes marcher jusqu’au plateau, où ils s’amassaient pour l’appel du second cor. Roan leva les yeux vers Koldir et marmonna une prière. Un vent glacial lui répondit, et son ventre grogna. Son épaule n’était qu’un amas de douleur inerte, et il s’imaginait l’arracher de lui, comme un morceau de chair morte, pour l’oublier aussitôt. Il manqua de trébucher sur les marches qui descendaient des entassements d’abris pour les mineurs, puis il se traîna, dans la neige fraîche, jusqu’à son purgatoire. Au bout de quelques mètres, il croisa un monticule recouvert de cette blancheur glacée, qui laissait encore discerner la forme manifeste d’un corps étendu.

 

 

 

*

 

 

 

— Je suis rentré.

 

Solani sursauta à l’entente de ces mots ; une formule réservée habituellement aux occupants de la maison, entre eux. Mais cette voix n’était pas celle de Roan. Prenant peur, elle plissa les yeux pour discerner, dans la pénombre rouge, l’apparence de celui de qui elle émanait. C’était un homme trapu, légèrement plus petit que Roan, sa voix était plus aiguë et ses cheveux plus courts.

 

— Qui êtes-vous ?

 

L’homme s’avança et déposa une ration de nourriture devant Solani.

 

— Le nouvel habitant de cette maison.

 

— Où est Roan ?

 

L’homme haussa les épaules et s’assit en tailleur. Solani le distingua plus clairement ; il était sale, les cheveux sombres, les yeux enfoncés dans de profondes orbites, et la barbe hirsute.

 

— Les Mehdacins m’ont dit de venir ici.

 

Il tendit le menton vers la ration à terre.

 

— Voilà ta ration.

 

Solani regarda la maigre pitance qu’il avait laissé pour elle, et ne s’attarda pas sur le fait qu’il ne partage pas, comme Roan, le repas ensemble. Son esprit partit plutôt en suivant sa peur, et imagina les pires choses, pourtant attendues, redoutées, concernant son mari. Elle caressa son ventre et se résigna au fait que, désormais, ils n’étaient plus que deux.

 

En silence, elle consomma sa ration, rejetant la préoccupation du repas du lendemain, et tentant tout de même de garder de quoi déjeuner. Son corps s’était affaibli, et son ventre gonflé lui tirait sans cesse sur le dos. Elle avait encore faim lorsqu’elle se coucha pour s’endormir, le dos tourné vers l’étranger qui avait envahi sa demeure, et remplacé son mari.

 

 

 

Le grincement caractéristique de la porte la réveilla en sursaut. L’homme qui occupait les lieux ronflait près du poêle, bien trop proche d’elle, à son avis. Elle se redressa et regarda la silhouette entrer dans la baraque et refermer la porte derrière elle. Son cœur se mit à battre rapidement ; il arrivait parfois qu’un homme se rende dans une autre maison que la sienne pour y assassiner les occupants et leur voler le peu qu’ils possédaient. Elle hésita à crier, mais sut que dès cet instant, elle prenait le risque de les faire tous exécuter.

 

— Qui est là ? demanda-t-elle en tremblant.

 

— Je suis Grisha.

 

L’inconnue s’avança vers Solani jusqu’à ce que son apparence soit discernable.

 

— J’étais le binôme de Roan, dit-elle.

 

Solani baissa les yeux. Les relations sexuelles entre binômes étaient monnaie courante dans la vie de la mine, et Solani ne pouvait plus depuis un moment en avoir avec son mari. Elle savait que le jour où il était rentré plus tard, il était allé chez elle. Elle l’avait senti. Mais elle n’en montra rien ni ne lui tint rigueur de ça. En de telles époques, rien ne pouvait être jugé comme auparavant.

 

— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-elle sans détour.

 

L’homme grogna à côté d’eux. Ils s’écartèrent légèrement du poêle et continuèrent à parler à voix basse.

 

— Ils ne l’ont pas laissé rentré dans la mine, ce matin, fit Grisha en fuyant le regard de Solani. Tiran est mon nouveau binôme.

 

Elle hocha la tête vers l’homme endormi, puis termina :

 

— Je ne sais pas ce qui est arrivé ensuite, mais je ne l’ai plus revu, et quand nous sommes sortis, ce soir, il n’était plus là.

 

Solani regarda le sol, et toutes deux gardèrent le silence un instant.

 

— Je n’en peux plus, murmura-t-elle.

 

Le silence perdura quelques secondes.

 

— Les Mehdacins paieront, déclara Grisha.

 

— Quand ? Comment ? s’écria soudainement Solani, furieuse d’entendre ces mots, depuis si longtemps, de la bouche d’hommes et de femmes qui n’en feront jamais une réalité.

 

Tiran, à côté d’elles, s’éveilla en poussant des gémissements, puis aperçut les deux femmes.

 

— Que… Pourquoi Grisha est ici ? demanda-t-il.

 

— Tais-toi, Tiran, répondit celle-ci. Puis, se retournant vers Solani : il nous faut nous enfuir.

 

— Quitter le camp ? Traverser Koldir à pied, descendre vers les plaines ? Nous mourrons avant d’avoir quitté les neiges.

 

— Nous devons le faire quand même, assura Grisha.

 

— Les Mehdacins… commença Solani. Les Mehdacins nous exterminerons. Comme ils l’ont fait sur Nephireh.

 

Grisha ignora la remarque et poursuivit :

 

— Nous ne pouvons plus vivre ainsi. Je n’ai jamais connu les terres de nos ancêtres, ni une vie sans la présence des Mehdacins.

 

— Nephireh… reprit Solani. J’y fus rampante lorsque j’étais enfant. Un jour, les hommes du camp ont voulu combattre les Mehdacins. Les femmes ont pu fuir avec les enfants. Ils devaient les rejoindre… Je me suis faite attraper avant de pouvoir quitter le plateau. Les Mehdacins ont tué tout le monde. Les hommes, puis les femmes, à l’aide de leurs magies démoniaques.

 

Solani se cacha le visage dans ses mains.

 

— L’odeur, sur le plateau, quand les veilleurs ont brûlé tous les cadavres… le vent charriait de telles odeurs… Les rampants étant précieux, moi et quelques autres enfants on a été envoyé ici. Les autre prisonniers ont été sommairement tués.

 

Jamais encore Solani n’avait fait remonter ces souvenirs. Elle n’en avait jamais parlé à Roan, qui n’avait jamais non plus échangé son passé avec elle. Lorsqu’elle se souvenait des années où elle avait rampé dans les boyaux exigus des grottes d’Epharis pour trouver les filons de magilithe, une lointaine claustrophobie revenait lui serrer la poitrine. Durant un temps après ça, elle avait été trieuse sur Koldir, et avait ensuite été le binôme de Roan, qui était là depuis toujours. Suivant la coutume de leur peuple, l’enfant qu’ils avaient conçu les avait liés, et dans cette vie où plus rien ne sembler compter, ils avaient voulu respecter cette tradition.

 

— Tu dis que sur Nephireh les hommes s’était battus ?

 

Solani hocha la tête, en regardant Grisha avec méfiance. N’avait-elle donc rien retenu ? N’avait-elle pas entendu les morts, les espoirs anéantis, la magie des Mehdacins ?

 

— Comment peut-on se battre contre ces démons ? s’interrogea Grisha. C’est qu’ils ont pu le faire, au moins un instant.

 

Solani était enfant lorsque cela s’était passé, elle ne pouvait pas aider Grisha, et ne pensait pas en avoir l’énergie ni la volonté. Lutter était bien trop difficile, face aux murailles insurmontables que représentait le pouvoir des Mehdacins.

 

— Peut-être ont-ils tué les esclaves pour empêcher un savoir d’être diffusé, marmonna Grisha, toujours assise, parlant aux ténèbres.

 

Tiran s’était recouché, sans son coin, et était parvenu à se rendormir. Grisha continua à réfléchir toute seule, et Solani s’étendit sur le côté, une main sur son ventre. C’était la seule chose qui lui importait, maintenant : son enfant. En l’imaginant naître et grandir, elle ressentit un soupçon d’apaisement, mais en se rappelant le destin qui l’attendait, elle pleura silencieusement.

 

 

 

2

 

 

 

Des mouvements rapides traversèrent les ténèbres, à la faveur d’une nuit sans lune. L’hiver ne serait plus très long, mais sur Koldir le printemps à venir peinait à se faire sentir. À l’insu des veilleurs mehdacins qui patrouillaient dans le camp, précédés d’une boule de feu jaune qui flottait devant eux, des silhouettes coururent le long des baraquements pour finalement rejoindre l’un d’eux.

 

Dans la cabane de Solani, les esclaves étaient réunis en cercle. Grisha, assise parmi eux, parlait à voix basse, et se faisait entendre. La colère, la tristesse, la haine parfois, et la révolte ; toutes ces émotions, enfouies depuis longtemps dans le cœur des mineurs, bridées sous la surveillance des Mehdacins, pouvait librement s’exprimer, lorsque les nuits sombres le permettaient.

 

Solani, dont le ventre imposant annonçait l’enfant à venir très prochainement, écoutait ces hommes et ces femmes parler, sans intervenir, sans trouver rien à partager. Elle se sentait vidée de toute substance, de toute réflexion ; la pensée résistante qui s’était développée ici ces derniers mois semblait être étrangère à elle, comme si le simple fait de penser hors des limites de leur condition était une chose qui demandait bien trop d’énergie, pour son esprit brisé.

 

— L’hiver touche à sa fin, intervint un homme à la droite de Grisha. Il nous faut être prêts. Lorsque les neiges auront fondues sur le col, la voie sera libre jusqu’à la vallée. Nous devrons agir avant que les démons noirs nous dispersent sur d’autres montagnes.

 

— Gorkal a raison, insista un autre homme face à lui, s’ils nous réattribuent, tout ceci n’aura servi à rien !

 

Tous les regards s’étaient braqués sur lui lorsqu’il avait élevé la voix. Il se recroquevilla sur lui-même et se tut.

 

— Mais que faisons-nous pour les Mehdacins ? rappela une femme près de la porte. Nous n’avons aucune chance de leur échapper. Cela n’a pas changé.

 

Les regards et les pensées s’abaissèrent vers le sol. Oui, cette réalité n’avait pas quitté leurs esprits, oui, rien ne pouvait être pensé hors de cela. Et pourtant, il fallait faire quelque chose, quitte à prendre le risque.

 

— Nous devons quand même essayer.

 

— Tu es fou Gorkal, tu as toi-même vu, il y a trois jours, devant toi, comme ils ont tué Fendric.

 

La femme regarda le cercle dans son ensemble.

 

— Ils lui ont brisé les os de l’intérieur. Il était encore vivant quand il s’est effondré au sol.

 

— Et que proposes-tu alors, Ania ? voulut savoir Gorkal.

 

— Il nous faut attendre d’être déplacés. Nous devons réunir tous les esclaves d’Epharis, il n’y a que comme ça que nous pourrons découvrir comment les mineurs de Nephireh ont combattu les Mehdacins.

 

— Ce n’est pas possible, lança Grisha. Ils dispersent les esclaves tous les cycle, à la fonte des neiges. Rien n’émergera de ça, s’il n’y a aucun moyen de communiquer entre les camps. Et il n’y en a pas.

 

— À vous entendre, il faudrait rester là, assis, à bavasser comme des victimes inertes. Qu’en penseraient nos ancêtres, de notre soumission ?

 

Grisha regarda Gorkal avec lassitude.

 

— Nos ancêtres ne connaissaient pas les Mehdacins. Ils n’ont combattu que les Garde-Morts et les Caverneux, qui n’avaient pas de pouvoirs magiques.

 

— Les Garde-Morts avaient des pouvoirs !

 

— Lors de la bataille de Mosra, sur les flancs de Chim, une tempête…

 

— Les Caverneux ne sont que des souillures de Ir-sous-la-montagne, ils…

 

— Ma famille a combattu les Garde-Morts pendant des siècles !

 

— S’il vous plaît, taisez-vous !

 

Les chuchotements transformaient l’unique pièce en un brouhaha incompréhensible, et Grisha secoua la tête avant de se retourner vers Solani.

 

— Ils ont peur, déclara celle-ci. Moi aussi, j’ai peur.

 

Grisha hocha la tête.

 

— Je ne pourrai pas fuir avec un tel handicap, continua-t-elle en montrant son ventre. Il me faudra attendre d’accoucher.

 

Grisha acquiesça de nouveau, puis se leva et fit signe que la réunion était terminée. Aussitôt, les voix se turent, et chacun, en pensant au fait de sortir pour regagner sa cabane, retrouva la terreur du pouvoir des Mehdacins. Un par un, ils quittèrent en silence la demeure de Solani attendant que les veilleurs soient loin, pour longer, par-derrière, les rangées de baraquement, jusqu’à la leur.

 

Solani se retrouva seule avec Tiran et Grisha.

 

— Gorkal n’a pas tort, reprit cette dernière, si nous attendons qu’ils nous dispersent, il n’y aura jamais de révolte.

 

Solani acquiesça sans répondre, et Tiran se coucha sans leur accorder d’attention. Il ne participait jamais vraiment beaucoup aux réunions, et ne se serait jamais déplacé si elle avait eu lieu ailleurs. Comme la majorité des mineurs, il avait trop peur, et pour lui le quotidien d’esclaves avait acquis une valeur de destin inexorable, auquel il n’avait d’autre choix que de se soumettre. Grisha espérait que le jour venu, tous ces esclaves apeurés les rejoindraient. Sans eux, il n’y aurait aucun combat.

 

— Bonne nuit, Solani.

 

— Au revoir, Grisha.

 

La femme quitta la cabane de Solani, qui rejoignit Tiran près du poêle, pour profiter de sa chaleur et pouvoir s’endormir.

 

 

 

La colère se libérait dans les cœurs, et les pensées de lutte se répandaient parmi les esclaves. Les regards levés vers les Mehdacins n’étaient plus les mêmes, des paroles étaient échangées entre les mineurs, les dents se serraient, et les poings se fermaient. Dans les esprits, leurs bourreaux n’avaient plus, pour les hommes et les femmes du camp, cette invincibilité terrifiante qui les soumettait.

 

Grisha ramassait la magilithe, derrière un Tiran épuisé, dont le regard ne se levait pas ni n’avait cette flamme qui naissait un peu partout. L’atmosphère séditieuse n’était pas sans conséquence dans le camp, et Grisha n’était pas sereine ; leurs réunions poussaient à l’audace et la révolte, et les Mehdacins ne pouvaient pas manquer de le remarquer. Quelques jours auparavant, Finke, un mineur qui participait à ces réunions, avait été téméraire, lorsqu’un gardien l’avait sermonné pour avoir posé sa pioche au milieu de son minage, et avait commencé à l’insulter, lui et tous les humains réduits en esclavage de par le continent. Finke était fier, et il n’était pas le moins fougueux des hommes. D’un geste, il avait fait tournoyer sa pioche et l’avait plantée dans le flanc du Mehdacin. Avant qu’il eut pu porter un second coup qui aurait achevé son adversaire, celui-ci avait saisi les mains de Finke, qui s’étaient alors mis à devenir bleues, puis à blanchir, à se cristalliser, remontant ainsi le long du bras du mineur. Finke avait hurlé, avant que la magie du Mehdacin n’atteigne également son visage. Il était tombé, glacé comme s’il avait passé une nuit au sommet du Koldir, son visage figé dans la peur et l’agonie.

 

Cet épisode n’avait fait qu’alimenter la colère des autres mineurs, et les mains s’étaient resserrées sur le bois des pioches, en silence. Grisha avait fermé les yeux et avait juré, intérieurement, qu’ils pariaient pour tout.

 

— Qu’est-ce qu’ils font de toute cette pierre ? fit Ania à côté d’elle.

 

Elle était le binôme de Jorn, qui piochait la roche à côté de Tiran.

 

Grisha jeta un rapide coup d’œil alentour pour s’assurer que le gardien n’était pas trop proche.

 

— Ils le descendent dans le sud, dans leur pays.

 

— Est-ce qu’ils dévorent vraiment les humains ? demanda-t-elle après un instant.

 

Grisha haussa les épaules.

 

— Je ne sais pas. Il paraît qu’il existe des seigneurs Mehdacins, des démons plus féroces encore, plus puissants. Solani en a vu un, lorsqu’elle était sur Nephireh. Ils ont la peau noire comme la nuit, et leur regard est blanc comme de la glace. Les veilleurs et les gardiens se courbent pour leur obéir.

 

Ania baissa les yeux et continua à ramasser les pierres.

 

— Ir fasse que nous n’en rencontrions jamais.

 

— Hé ! Vous deux !

 

Le sang dans les veines de Grisha se glaça. Elle ne se releva pas et continua à trier frénétiquement les pierres que la pioche de Tiran séparait de la roche. Le gardien mehdacin s’arrêta derrière les deux trieuses. Non, pensa Grisha, pas maintenant. S’il vous plaît, pas maintenant !

 

— Les chiens se taisent quand ils travaillent. Mais peut-être n’avez-vous pas appris à tenir votre langue en présence de vos maîtres ?

 

Le gardien saisit soudain Ania, et Grisha osa tourner brièvement la tête pour les regarder. C’était le gardien qui avait tué Finke, elle se souvenait des anneaux passés dans ses oreilles, et des poils noirs qui parsemaient son menton. Les Mehdacins avaient tous les poils noirs, et leur chevelure, noire également, semblait indiquer un rang, ou une position hiérarchique.

 

— Peut-être as-tu besoin d’aide pour la dresser ?

 

Le gardien avait pris le menton d’Ania d’un poigne ferme, et avait porté son visage à quelques centimètres du sien.

 

— Ou peut-être préfères-tu simplement rendre ton dernier souffle en me regardant rire de toi.

 

Grisha reporta son attention sur les pierres à ses pieds, mais entendit Ania bouger d’un coup sec et se dégager de la poigne du gardien. Elle ferma les yeux et se mordit la lèvre.

 

— Oh ! Très bien, je vois ce qui pose problème. Ceci ne te sera donc plus d’aucune utilité.

 

— Aaaaah Nnnnnnnggghhhhh !

 

Grisha tremblait en entendant les sons que produisait Ania. Autour d’eux, les mineurs travaillaient comme si rien ne se passait. Ils avaient vu trop de fois un compagnon porter de l’attention à une affaire ne le concernant pas, et subir le courroux du Mehdacin. Avec le temps, la peur leur avait appris à détourner le regard, et à oublier. Grisha espérait que la colère montante ne les détourne pas de cette sage prudence.

 

Ania tomba soudain à genoux, près de Grisha. Celle-ci s’écarta et tourna la tête, apeurée. Ania, les yeux paniqués, avait porté ses mains à sa bouche ouverte, d’où s’échappait une vapeur blanche. Ses lèvres étaient cristallisées, et elle semblait ne plus pouvoir émettre le moindre son. Elle poussa pourtant un rugissement, en se levant soudain, et en se précipitant sur le gardien mehdacin. Grisha la suivit des yeux, sans pouvoir s’en empêcher, et la vit tendre les bras vers son tortionnaire, tenant encore dans une main la magilithe qu’elle avait ramassée plus tôt. Le gardien recula d’un pas et ouvrit grand sa bouche, soudainement, pour exhaler une vapeur blanche épaisse, comme une brume glacée tombant des montagnes. Ania stoppa net et porta ses bras à son visage, pour se protéger. Grisha vit alors quelque chose de spectaculaire. Autour de la magilithe que tenait Ania se forma une ondulation, et la brume échappée de la bouche du Mehdacin fut attirée par la pierre, pour y être absorbée, disparaissant de ce fait et laissant la trieuse indemne. La lumière bleue que diffusait la magilithe s’intensifia, puis disparut, avec toute trace de magie rémanente.

 

Le Mehdacin, décontenancé, leva aussitôt sa main droite vers le haut, comme s’il la plantait dans quelque chose par en dessous, et Ania fut aussitôt transpercée de part en part ; un javelot de glace blanche lui traversant le corps. Le sang colora la glace, et la main inerte lâcha la pierre. Ania, dont l’épieu ressortait au-dessus de l’omoplate droite, avait expiré son dernier souffle. Grisha reprit son travail, avant que le gardien ne l’aperçoive, sans toutefois quitter des yeux la magilithe tombée au sol. Un flot de pensées inonda son esprit, et, fébrile, elle sentit une joie féroce l’emplir, remerciant en silence son amie tombée pour leur avenir à tous.

 

 

 

Grisha sentait la chaleur douce et agréable de la pierre de magie dans les replis de sa tunique. Lorsque le veilleur posa les yeux sur elle, elle tenta de maîtriser au mieux son comportement ; ses yeux, ses gestes, sa bouche, tout ce qui pourrait aller de travers et éveiller les soupçons du Mehdacin.

 

— Deux rations chacun !

 

Elle hocha la tête sans le regarder et suivit Tiran jusqu’au veilleur qui surveillait les rations distribuées. Malgré le froid tenace d’un hiver s’éternisant, elle transpirait et sentait tout son corps la démanger. À chaque pas, en s’éloignant du comptage, elle pria pour que son nom ne résonne pas dans l’air, stoppant net ses mouvements, et annonçant sa mort imminente.

 

Mais personne ne l’arrêta. Elle regagna son abri, et Tiran repartit pour rejoindre Solani. Enfin, pensa-t-elle, nous avons enfin un espoir, une arme, un moyen de lutter, un moyen de nous en sortir.

 

 

 

— … et ce moyen, dit-elle en posant la magilithe sur le plancher devant elle, c’est ça.

 

— De la pierre bleue ? s’interrogea Gorkal.

 

— Oui, la magilithe. C’est elle qui nous permettra de lutter contre les Mehdacins.

 

Tout le monde était silencieux, attendant que Grisha poursuive son explication. Comme chaque soir, ils s’étaient réunis chez Solani et Tiran, mais cette fois, sentait Grisha, leur réunion serait le début de quelque chose.

 

Grisha leur expliqua ce qu’il s’était passé dans la journée, avec Ania, et pourquoi elle était absente. Elle leur décrit comment la pierre semblait avoir annulé les pouvoirs du Mehdacin, comme si elle s’en nourrissait. Avec ça, affirma-t-elle, ils pourraient se protéger, et se battre contre les démons.

 

— Nous devons en voler, dit-elle avec toute la détermination qu’elle pouvait rassembler. Nous devons chaque soir en ramener, ici. Mais nous devons avant tout nous assurer de ne pas nous faire voir par les Mehdacins. La prudence devra prévaloir.

 

— Nous n’avons pas d’armes, intervint un jeune mineur du nom de Peire. Comment ferons-nous, même avec ces pierres, pour les combattre ? En plus de leurs pouvoirs, ils ont des armures et des bâtons.

 

L’image de la pioche de Finke plongeant dans le flanc du gardien lui traversa les yeux.

 

— Ils ne sont pas plus solides que nous, même si leur peau est sombre. Nous avons des pioches pour les leur planter dans le corps, et des pierres pour briser leurs os.

 

Des sourires apparurent sur les visages des esclaves réunis, et des acquiescements silencieux accompagnèrent des hochements de tête. L’espoir revenait, la combativité, la volonté de vivre. Grisha se tourna vers Solani, qui souriait également, à sa manière. Elle regarda son ventre rond, et une joie mêlée de tristesse la traversa. Ils devaient se battre pour leurs enfants, pour l’avenir de leur peuple.

 

 

 

*

 

 

 

— Tiran n’est pas rentré ?

 

Grisha s’approcha de Solani et s’assit à côté d’elle. Son enfant était prêt à voir le jour, désormais. La femme tenait son ventre, épuisée, et se déplaçait difficilement. La nuit était bien avancée, et ces réunions les privaient d’un précieux sommeil, pourtant tous savaient que le moment arrivait où ils allaient se libérer et quitter ce maudit camp. Au nord, paraissait-il, les montagnes de Chim n’étaient pas occupées par les Mehdacins. Même si les Garde-Morts vivaient au-delà des pics glacés de la bande, et malgré la glace, leur liberté n’avait pas de prix.

 

— Tiran a peut-être été pris par les Mehdacins, suggéra Gorkal.

 

Solani frémit. Elle en était venue, avec le temps, à apprécier Tiran. Même s’il ne parlait pas beaucoup, et qu’il ne participait pas vraiment à la préparation de leur révolte, il était gentil et protecteur, attentionné, et Solani savait qu’elle pourrait compter sur lui, le moment venu. La pensée qu’il ait pu être pris par les Mehdacins, et de ce qu’ils étaient peut-être en train de lui faire, lui fit perdre le peu de gaieté que la victoire imminente lui mettait dans le cœur.

 

— Non, fit Grisha pensive en secouant la tête. Tiran ne ramène pas de magilithe.

 

— Dans tous les cas, nous devons agir vite, répondit Gorkal. Nous sommes prêts. Les Mehdacins s’activent, et les neiges fondent déjà. Bientôt, ils commenceront à nous faire transiter vers les autres camps.

 

— Solani ne peut pas encore se déplacer. Il faut attendre qu’elle donne naissance.

 

— Les autres femmes du camp ont déjà accouché. Si nous ne le faisons pas maintenant, tout cela n’aura servi à rien.

 

Grisha soutint le regard de Gorkal, et imagina les yeux baissés de Solani. Le mineur avait sous-entendu que le moment viendrait où il faudrait peut-être faire passer Solani après la nécessité de combattre. Elle n’était pas la seule, ni la plus importante. Grisha en avait conscience, mais en pensant à Solani, son ventre, et l’enfant qu’elle portait… Elle se souvenait, en entendant Roan, en imaginant sa femme… c’était environ à ce moment que l’idée lui était venue, la nécessité de combattre, de se libérer, de retrouver leur vie, de chasser les Mehdacins. L’enfant de Solani était important. Pas plus que les autres, certes, mais pour elle. Parce qu’il nourrissait sa volonté de lutter. Il était un phare pour ne pas perdre de vue ce qui était important, désormais, pour son peuple.

 

Au centre du cercle qu’ils avaient formé, on avait tiré la couverture qui dissimulait les pierres bleues. Rika tira un pan du tissu et découvrit l’amas bleuté de roche luisante. Chacun de ceux qui avaient volé de la magilithe durant la journée la déposa pour agrandir le tas. Derrière certains, contre le mur, une autre couverture rabattue dissimulait les pioches volées, peu nombreuses, qui avaient pu être emportées à l’insu des Mehdacins.

 

Ce fut Gorkal qui mena la discussion. Les routines des gardes, les rondes, ainsi que leur identité et la magie dont ils avaient fait preuve furent étudiées. Le moment opportun fut discuté, et le moyen de fuite, dans la montagne. La peau sombre des Mehdacins était habituée aux chaleurs du sud, d’où ils étaient venus, et les hommes du nord avaient toujours pu tirer un certain avantage de leur résistance. Ils connaissaient la montagne ; certains dont les ancêtres avaient vécu dans la chaîne d’Epharis depuis des siècles, leur avait transmis le savoir des fils de Ir-sous-la-montagne, et Koldir abritait encore plusieurs cavernes où tous pourraient se dissimuler, un temps, laissant passer les recherches des Mehdacins, qui ne toléraient pas que leur suprématie soit remise en compte par de vulgaires humains.

 

Dans la neige, non loin des baraquements, les esclaves avaient entassé, au fil des mois écoulés, des réserves de nourriture économisée pour survivre durant le temps où ils devraient se cacher des Mehdacins. L’un d’eux était même parvenu à subtiliser l’uniforme d’un veilleur, dont la matière et l’épaisseur permettait de préserver la chaleur du corps, plus que n’importe quelle tunique qu’ils portaient. Grisha, lorsqu’elle avait vu ça, avait pensé à Solani, en l’imaginant porter son enfant, protégé du froid, protégé par tous, pour qu’il grandisse loin de ces camps, et qu’il soit le premier d’un peuple nouveau, qui reprendrait les terres du nord aux démons de magie.

 

Alors que la nuit avançait, le regard de Solani se perdait lentement devant elle, ses yeux immobiles étaient gagnés par le froid constant que le poêle rougeoyant ne parvenait pas entièrement à chasser. La fatigue la gagnait, malgré le fait qu’elle ne maniait pas la pioche, ni ne triait les pierres dans les mines de Koldir. Les paroles de ses compagnons la berçaient, et sa tête dodelinait d’avant en arrière. Devant ses yeux mi-clos, l’amas de magilithe renvoyait des reflets où le rougeoiement du poêle se mêlait à la froide teinte de la pierre. Elle sentait également, mais peut-être était-ce une impression, une douce tiédeur lui parvenir du tas de pierre. La magilithe, une fois extraite, séparée de la roche, perdait de sa chaleur. Lorsqu’elle était enfant, et que les Mehdacins l’utilisaient pour ramper dans les tunnels des montagnes pour découvrir de nouvelles veines de magilithe, elle était plusieurs fois restée ainsi, allongée, entourée de cette pierre bleue qui lui donnait l’impression d’un cocon l’enveloppant, chaud et protecteur. Puis les gardiens qui la surveillaient tiraient sur la corde reliée à sa cheville, pour la faire revenir.

 

Son esprit mit un certain temps à comprendre ce qui se passait. Quand elle s’éveilla suffisamment pour s’en rendre compte, elle donna un coup de coude à Grisha.

 

— La magilithe, elle…

 

Tous regardèrent le tas de pierre. L’effet était presque indiscernable ; la lueur semblait provenir du fond de chaque caillou, mais en approchant les mains, on sentait bien la chaleur qui commençait à apparaître.

 

— Comment c’est possible, lâcha Grisha. Les pierres ne sont pas…

 

Alors elle fit le lien, et se rappela la lueur, lorsque la magilithe qu’avait tenue Ania avait absorbé la magie du gardien, dans la mine. Ce n’était pas aussi intense, mais la quantité de pierres pouvait très bien diffuser un pouvoir qu’elles absorbaient.

 

— La magie des Mehdacins, lâcha-t-elle.

 

–- Ils sont là ! intervint Gorkal.

 

La panique emplit la pièce, et Grisha tourna vers Solani un regard désespéré.

 

— Il faut partir.

 

— Comment ? Où ? répondit Solani, paniquant comme les autres.

 

— Prenez tous une magilithe, et attrapez vos pioches ! lança Gorkal. C’est maintenant ou jamais que nous nous libérons ! Allons réveiller nos frères, et virons ces démons de nos montagnes !

 

D’un coup, la petite cabane s’était emplie d’un brouhaha assourdissant, et tout le monde s’était levé. Ils étaient près d’une vingtaine de mineurs ; si les Mehdacins ne pouvaient les terrasser avec leur magie, alors ils avaient une chance, si infime soit-elle, de vaincre…

 

Grisha, comme les autres, attrapa une pierre bleue ; la lueur était faible, et sa chaleur lui traversa le bras. Elle poussa les autres mineurs pour saisir une pioche, puis revint vers Solani.

 

— C’est trop tôt, dit-elle sans trop élever la voix. Nous ne sommes pas prêts.

 

Solani, étourdie par la panique, ne sachant sur quoi porter son attention, se laissa entraîner par son amie, dans un coin sombre de la pièce, derrière le poêle, où était caché le trou qui permettait d’évacuer les déchets. Au moment où celle-ci levait la pioche au-dessus de son épaule, la porte de la baraque fut enfoncée. Solani tourna la tête et vit, derrière les mineurs rassemblés, le visage d’un Mehdacin, sombre, laid et menaçant.

 

Aussitôt Jilian, un mineur qui ne parlait jamais beaucoup mais assistait à toutes leurs réunions, se jeta sur lui, la pioche en avant. La magilithe dans sa main brilla, puis sa pioche s’abattit sur le Mehdacin et se planta dans sa poitrine. D’autres visages apparurent alors, derrière lui, et elle vit l’éclat métallique des épées qu’ils portaient.

 

— Ils sont là ! dit-elle à Grisha, sentant la peur de la mort l’envahir. Ils ont des épées !

 

— Alors ce ne sont pas nos gardiens, fit Grisha en abattant une fois de plus sa pioche sur le plancher près de l’évacuation de la baraque.

 

Après plusieurs efforts, les planches cédèrent, et elle les écarta à la main. Grisha n’était pas aussi frêle que Solani, et malgré le peu de nourriture qui était donnée aux travailleurs du camp, elle avait gardé sa constitution forte et vivace.

 

— Vas-y, dit-elle en accompagnant Solani d’une main sur les épaules.

 

Celle-ci n’hésita qu’un instant, puis ferma les yeux et descendit prudemment dans l’espace réduit entre le sol et le plancher, se baissant autant qu’elle le put avec son ventre. Elle quitta ainsi la relative chaleur de son intérieur pour gagner la nuit froide de la montagne de Koldir, qui était toujours enneigée. Derrière eux, une bataille perdue d’avance faisait rage. Un choc lourd fit trembler la structure au-dessus de sa tête, et Solani, en se tournant brièvement, vit la lueur rougeâtre vaciller, depuis l’ouverture percée. Quelqu’un avait dû renverser le poêle, pensa-t-elle. Un corps s’écroula et une tête se plaça sur l’ouverture. Elle reconnut le visage de Rika, et se mit une main devant la bouche pour étouffer un sanglot.

 

— Viens ! lui ordonna Grisha en la tirant par la main.

 

Derrière la barrière que formaient les baraquements des esclaves, tous entassés les uns à côtés, ou au-dessus des autres, il régnait une obscurité quasi-totale. Solani mit du temps à habituer ses yeux, mais elle marcha, traînée par son amie, loin du brasier qui commençait à dévorer le bois de l’endroit où elle avait passé tant de mois, sans sortir.

 

— Nous devons nous cacher jusqu’au matin, dit Grisha sans s’arrêter. Nous devons nous abriter.

 

Ils marchèrent sur quelques mètres, jusqu’à ce que les lueurs des torches que portaient les Mehdacins rassemblés devant la baraque assiégée ne puisse plus les découvrir, puis ils obliquèrent pour rejoindre les façades, et tenter de trouver un abri dans une autre baraque.

 

Au moment où ils furent en vue du plateau, où s’étaient regroupés une quantité impressionnante de Mehdacin, Solani écarquilla les yeux. Certains d’entre eux, dépassant de la troupe, étaient montés sur des bêtes énormes, et la lueur des torches qui les entouraient montra à la femme leur visage, et la couleur de leur peau. Un frisson traversa son corps tout entier, et elle se sentit paralysée. Grisha se tourna vers elle, après l’avoir tirée sans résultat. Elle suivit le regard de Solani, qui se portait sur les deux Mehdacins montés, qui se détachaient du reste du groupe. Leurs vêtements étaient bien plus fournis, et d’étrange parures recouvraient leur tête. De si loin, elles ne purent distinguer que peu de choses, mais ce qui les fit s’arrêter, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, était la couleur de la peau de ces deux hommes : elle était noire comme la nuit.

 

 

 

3

 

 

 

Le bras tendu vers l’avant, le seigneur Mehdacin fronça légèrement les sourcils, visiblement contrarié.

 

— Ces esclaves possèdent de la magilithe, dit-il.

 

Autour de lui, les gardiens et veilleurs du camp de Koldir gardèrent le silence. Psar, qui commandait ce camp, ne sut que répondre à son seigneur. Celui-ci baissa la tête vers lui.

 

— Vous ne m’aviez pas dit qu’ils en détenaient. Cela change beaucoup de choses.

 

— Seigneur Sebekem, nous ignorions que vous veniez, autrement nous…

 

— Vous auriez fait quoi ? Vous auriez laissé ces rebelles amasser plus de magilithe, jusqu’à devenir un véritable problème ?

 

— Non seigneur, nous savions que…

 

— Il suffit ! coupa le seigneur en levant une main. Dès l’instant où vous avez su qu’ils en détenaient, vous auriez du agir.

 

Il se tourna vers les soldats qui étaient montés avec lui et leur fit un signe de la tête, vers la baraque désignée.

 

— J’ai emmené mon jeune frère Khalid, pour lui montrer de quelle façon je gérais les mines d’Epharis. Vous m’offrez là un bien piètre exemple de discipline, Psar.

 

— Pardonnez-moi, seigneur Sebekem, nous pensions plus avisé d’agir en étant certain de réunir tous les rebelles au même endroit.

 

Le seigneur Sebekem lâcha un rire fort et bref.

 

— Dans tous les cas, vous savez bien ce qui arrive à ceux qui volent la magilithe. D’autant plus dans l’objectif de se faire nos ennemis, termina-t-il sur un ton plus dur.

 

— Oui, seigneur.

 

— Alors que cela soit fait.

 

— Bien seigneur.

 

À quelques dizaines de mètres de là, les soldats enfonçaient la porte de la cabane de bois où s’étaient réunis les éléments rebelles du camp. Des cris s’élevèrent, et, épées à la main, les hommes de Sebekem se frayèrent un chemin.

 

— Tu vois, mon frère, comme il est parfois compliqué de gérer ces smot. D’autant plus s’ils ont le souvenir de leur liberté, la leur ou celle de leurs ancêtres. Dans les Monts Ravage, le seigneur Khen-ta a lutté pendant des années, mais aujourd’hui ses esclaves ne connaissent rien d’autre que les mines, le travail, et l’obéissance.

 

Khalid regarda son frère Akil et hocha la tête. Depuis qu’il était venu sur Keth, en plus du froid et de la tristesse d’avoir quitté Sima, il découvrait un monde qu’il n’avait jamais imaginé, au-delà de la mer Longue. Ici, les smot étaient sauvages, et plus on remontait vers le nord, plus le danger était grand d’en croiser. Ils attaquaient tout le monde, sans distinction, femme et enfant ; Khalid avait été mis en garde, à son départ de Nenethis, puis lors de son arrivée sur Keth, lorsque le bateau l’avait déposé à Senopis. Afin de rejoindre son frère, qui dirigeait une des plus grandes villes de Keth, celui-ci lui avait envoyé une escorte d’hommes armés. Khalid avait échangé son cheval pour une des bêtes qui survivaient mieux aux neiges de Keth, et il avait entrepris le long voyage vers le nord, jusqu’à Tjebse.

 

— Psar ! Appela Akil une fois que le veilleur en chef eut fini de donner des ordres.

 

— Oui, seigneur ?

 

— Amène-moi le smot qui vous a renseigné sur ces rebelles.

 

— Tout de suite, seigneur.

 

Le veilleur repartit d’un pas rapide et fit signes à des gardiens qui partirent à leur tour jusqu’aux baraquements mehdacins, qui se dressaient contre la paroi rocheuse, à l’opposé de ceux des esclaves.

 

— Tu vas pouvoir en contempler un de près, Khalid. Et crois-moi, ils sont bien différents des smot que nous avons à Nenethis. À ce propos, comment va Samia ? Lorsque je suis parti, elle était déjà bien âgée. Elle est morte ?

 

Khalid secoua la tête.

 

— Non, elle vit encore, mais elle est très faible et ne s’occupe plus de grand-chose. Père et mère la gardent au domaine, car elle nous a élevé, et ils savent qu’elle compte pour moi, je pense.

 

— Aaah, Khalid, fit Akil en posant une main sur sa tête couverte par sa capuche. Ça ne m’étonne pas de toi. Les jeunes frères sont toujours les plus fragiles.

 

Il s’arrêta là alors que Psar revenait vers lui, accompagné de deux gardiens et d’un smot aux cheveux dorés et aux mains enchaînées.

 

— Le voilà, seigneur.

 

Akil le fit reculer d’un geste de la main et porta son attention sur l’esclave. Il se mit à lui parler dans une langue dont Khalid ne comprit pas un seul mot, mais que son frère semblait maîtriser à la perfection. L’esclave, lui, tremblait de froid et portait sur Akil un regard terrorisé. Il répondait par des sons très courts, en baissant les yeux, et avait un spasme à chaque fois que le seigneur Mehdacin riait.

 

— Regarde-le, Khalid ! Il a si peur qu’il pourrait s’écrouler d’un arrêt du cœur sur l’instant ! La plupart d’entre eux n’ont jamais vu de peau aussi noire que la nôtre, tu sais. Tous les gardiens et les veilleurs des camps, de Senopis à Nemkhe, sont comme Psar. Mais je t’avoue que ce smot est particulièrement lâche. J’en ai rencontré, sur les autres camps d’Epharis, qui avaient plus de courage. Il s’appelle Tiran. Pour sauver sa vie, il a vendu ses frères voleurs de magilithe, qui étaient dans cette cabane, là-bas.

 

Khalid regarda sur sa droite la bâtisse en bois où avaient pénétré les soldats de Akil un peu plus tôt. Le combat n’avait pas duré longtemps, et désormais, les flammes ravageaient la structure, ainsi que les deux qui l’entouraient. Dehors, cerclés par les gardiens, d’autres smot lançaient de la neige sur le feu, pour en arrêter la propagation. Les Mehdacins riaient, et Khalid entendit le rire fort de son frère, à sa gauche.

 

— Regarde-les, en train d’essayer de sauver leurs cabanes en bois ! Psar ! Éteignez-moi ce feu, et relogez les esclaves dans les autres baraques.

 

Khalid regarda le veilleur en chef appeler le nom d’autres veilleurs, qui accoururent et se dirigèrent vers le brasier. Ils manipulèrent toute la neige qui entourait les baraques, et l’amenèrent au-dessus des flammes pour la faire tomber en une lourde averse qui mit rapidement fin à l’incendie.

 

— N’aurait-il été plus facile d’envoyer les faiseurs de flammes pour éteindre le feu ? demanda Khalid en se tournant vers son frère, qui regardait l’action des veilleurs.

 

— Non, jeune frère. Ces smot ont amassé une grande quantité de magilithe. Tout ce qu’on pourrait tenter directement sur la baraque serait absorbé par les pierres. Allons, tu n’as pas appris ça à Nenethis ?

 

Khalid hocha la tête, se traitant intérieurement d’idiot. Son frère avait tellement changé depuis qu’il était parti sur Keth. Les souvenirs qu’il avait de lui n’était que ceux d’un enfant, mais aujourd’hui, malgré tout, il lui paraissait plus grand, plus fort, et tellement plus admirable. Lui, en revanche, était resté à Nenethis jusqu’à l’âge adulte. Il aimait Sima, et n’en serait jamais parti si ses parents n’avaient décidé de l’envoyer voir son frère, tout au nord. D’abord furieux et effrayé dans cette terre inhospitalière, il s’était en suite mis à apprécier l’autonomie que cela lui imposait, et la pensée de liberté que cela lui donnait. Ses actes, désormais, n’émanaient plus de la simple obéissance d’une voie connue et préparée pour lui. Il menait sa propre monture.

 

— Va dormir, mon frère. Demain, je nous conduirai jusqu’au camp de Nahcir, puis nous visiterons les autres montagnes avant de retourner à Tjebse.

 

Khalid suivit le veilleur qui l’emmena vers le baraquement qu’il partagerait pour cette nuit. Son frère resta sur le plateau, et continua à discuter avec Psar.

 

 

 

Khalid fut réveillé lorsque le dortoir fut mis en branle. Autour de lui, les lueurs bleues des éclairages magiques donnaient à la pièce une froideur plus grande encore que ce qu’elle devait être. Il frissonna en serrant sa couverture contre lui. Les veilleurs ouvrirent la portent et quittèrent le baraquement ; le jeune seigneur jeta un œil dehors, par la même occasion, et vit qu’il ne faisait pas encore jour.

 

— Khalid ! Sors de là et prépare-toi !

 

À l’entente de son nom, il se redressa, comme pris sur le fait. Le sentiment du devoir lui vint alors ; il se leva et s’habilla, comme un automate, cessant dès cet instant d’accorder une quelconque attention à sa fatigue et au froid qui régnait absolument partout.

 

— Eh bien ! Regarde donc tous ces braves hommes. Ils étaient debout avant que tu n’ouvres l’œil !

 

Khalid rejoignit son frère dans la neige du plateau, et regarda autour de lui en baissant la tête et rabattant sa capuche. Un vent s’était levé, faisant tournoyer la neige et envoyant des rafales qui fouettaient la montagne comme pour la débarrasser de leur présence. Khalid ignorait beaucoup de choses des croyances que les esclaves pouvaient avoir. Ils savaient juste qu’ils en avaient, et que leurs faux dieux étaient liés aux montagnes. Autant qu’il sache, les smot ne connaissaient pas Asyn, ni Udall. Ayant vécu sur une terre si inhospitalière et fourbe, il n’était pas étonné que leur savoir se limite à des superstitions païennes.

 

— Il y a un peu de vent, lui cria son frère, mais cela ne nous empêchera pas de faire la traversée, n’est-ce pas ?

 

Khalid hocha la tête. Il n’était pas vraiment sûr de pouvoir contrôler un tel vent. La neige et le froid qu’il portait le rendait menaçant et dangereux ; son apprentissage sur Sima l’avait confronté à des situations bien moins effrayantes. Mais à la fois, il savait que si son frère disait cela, c’est qu’il comptait sur lui, autrement dit que lui, il n’aurait aucun mal à le faire. Et Khalid ne voulait pas le décevoir, et creuser encore un peu le fossé que les séparaient déjà. Leur mère parlait sans cesse de lui, et à chaque fois que des nouvelles leur parvenaient de Keth, elle mettait ses mains sur ses hanches, et déclarait avec fierté : « ça, c’est mon fils ! », même s’ils n’en savaient rien, en définitive. Akil était admirable, il le savait. Le but de Khalid était de parvenir au jour où son frère le regarderait comme à un égal ; le jour où ils seraient pareils, de vrais frères, connus par tous, craints et respectés.

 

Sur le plateau, l’entièreté des Mehdacins était regroupée et commençait lentement à s’affairer sans empressement, attribuée à diverses tâches que le jeune Mehde ne comprenait pas. Khalid ne voyait aucun smot adulte, mais seulement quelques enfants immobiles et grelottants, réunis entre plusieurs gardiens. Il tourna la tête vers les baraques des esclaves, mais ne vit personne. Il regarda alors son frère, mais celui-ci prit la parole avant que Khalid ne puisse le questionner.

 

— Nous serons plus nombreux que prévu, dit-il. Nous accompagnons ces smot jusqu’à Nahcir, puis dans les autres camps. Après ce qui s’est passé hier soir, nous devons redistribuer les travailleurs qui restent.

 

Khalid voulut demander où étaient les autres smot, mais il ne voulait pas commettre d’impair ni se rendre ridicule. Il tenta de le deviner, et se demanda s’ils avaient tous été tués. La veille, Akil semblait bien contrarié par ce qui s’était passé, et peut-être était-ce là sa façon de gérer tout débordement. Il décida que ce n’était pas à lui de questionner les méthodes de son frère, et que le respect qui lui était dû ne pouvait manquer de sa part à lui.

 

La troupe quitta le plateau alors que le soleil se levait à peine sur le flanc de Koldir. Les journées commençaient tôt sur les montagnes d’Epharis ; à l’est s’étendait toute la largeur du continent, jusqu’à la mer, et la nuit, elle, commençait à venir dès que le soleil disparaissait derrière la montagne qui les surplombait, pour engloutir Koldir dans un froid terrible, comme Khalid l’avait ressenti la veille en arrivant.

 

Koldir était la plus haute montagne des Epharis, aussi fut-ce en descente qu’ils abordèrent le chemin menant à Nahcir. Dressés sur leurs chevaux, les deux frères surplombaient la troupe de soldat qui les accompagnait. Khalid se tourna et regarda, derrière lui, les enfants mineurs enchaînés les uns aux autres. Ils progressaient tête baissée, en silence, et le jeune seigneur s’étonna à nouveau de leur différence avec les smot de Sima. Ceux-ci semblaient moins intelligents, presque des bêtes. Cela lui sembla normal, puisque les smot de Sima vivaient dans la civilisation mehdacin, et pouvaient être dressés de façon convenable. Il se demanda si ces enfants avaient conscience de ce qui se passait, ou bien s’ils se laissaient guider, et faisaient juste ce qui leur était demandé. La pensée lui vint alors des rebelles de la veille, et il se rappela que les smot sauvage, même esclaves, pouvaient se montrer dangereux. Même si ceux-ci n’étaient que des enfants, Khalid ne relâcha pas son attention.

 

Akil avait pris en main la maîtrise de la tempête, et Khalid lui en était reconnaissant. Autour de la troupe s’était formée une coupole de sérénité, derrière les parois de laquelle la neige tourbillonnait en un mur uniforme et violent. Tous les soldats étaient regroupés à l’intérieur, sachant parfaitement que nul ne pourrait survivre hors de cette barrière, et respectant d’autant plus leur seigneur. Peut-être, pensa Khalid, était-ce pour cela que son frère avait assumé la charge de la protection.

 

Un détail attira soudain son attention, sur la droite de leur passage. Ils n’étaient pas encore trop éloignés du camp, mais ce qui le fit tourner la tête était suffisamment étrange pour être remarqué. Il se tourna vers son frère, qui regardait droit devant lui et avait la mine sérieuse. Il prit alors l’initiative de s’écarter légèrement pour rejoindre l’endroit où la neige laissait voir l’objet tombé à terre. Il descendit de sa monture et ramassa la chose en question.

 

— Akil, mon frère, fit-il après être remonté en selle.

 

— Qu’y a-t-il, Khalid ?

 

Sa voix était sèche et ne possédait plus cette légèreté qu’il lui connaissait. Maîtriser ces vents devait être un vrai défi, même pour lui. Akil tendit la pierre qu’il avait ramassée.

 

— J’ai trouvé ça, dans la neige.

 

— Une magilithe ? s’étonna son frère en portant le regard sur la pierre. Ici ?

 

Son sourire revint alors et son visage reprit cet air détendu et amusé, sans toutefois relâcher la maîtrise de la coupole.

 

— Très bonne découverte, Akil. Un de ces chiens de smot a dû réussir à filer, après avoir survécu hier soir grâce à cette pierre.

 

Le seigneur Mehdacin serra la pierre dans sa main gantée en grimaçant.

 

— C’est ta piste, Khalid, dit-il fièrement. Si tu veux la suivre, tu en as le droit. Prends deux hommes et regarde si tu vois autre chose.

 

Le cœur de Khalid s’accéléra, sous l’effet de la peur mais également d’une excitation liée à la liberté et à l’autonomie qui lui était laissée. Mais surtout, c’était la confiance d’une mission donnée qui l’emplissait de fierté.

 

— Bien, mon frère, fit-il en hochant la tête.

 

Il se retourna et désigna arbitrairement deux soldats, comme l’aurait fait son frère, puis, appréhensif, il ferma les yeux et sentit le vent devant eux. Alors il forma une coupole de sérénité et ils quittèrent la troupe pour s’enfoncer dans la tourmente neigeuse.

 

Le fuyard ne semblait pas être parti depuis très longtemps. Même si la magilithe avait été visible grâce à sa propension à diffuser sa légère chaleur, ce qui la préservait de l’ensevelissement, il restait ici et là des formes irrégulières et des traces plus ou moins larges laissées par un passage, plus tôt dans la matinée. Khalid misa sur le fait qu’un smot ne serait pas parti du durant la nuit, ce qui ne leur laissait que peu d’avance. Il y avait bon espoir de trouver d’autres traces, donc, malgré la tempête qui charriait une neige fine.

 

La coupole émanant de Khalid n’était pas aussi stable ni régulière que celle de son frère, mais elle supprimait efficacement le vent, qui hurlait tout autour. Cela permit au seigneur Mehdacin d’inspecter les environs avec efficacité, sans que le froid ne les pétrifie lui et les deux soldats, qui tremblaient néanmoins. Ils provenaient de Tjebse, et n’avaient pas la résistance des Mehdacins qui surveillaient les camps, sur Koldir ou ailleurs.

 

Bientôt, une ombre se dessina devant eux, à travers le blizzard, et Khalid, se dirigeant vers elle, reconnu la forme et la taille de l’ouverture d’une grotte. Il pressa le pas, heureux d’être enfin libéré du poids de la tempête, qui appuyait sur la coupole et qu’il craignait de ne pouvoir supporter bien longtemps. Il avait bon espoir de trouver le smot ici ; s’il était intelligent, il se serait abrité, le temps de la tempête. Sinon, il n’aurait que son cadavre à découvrir.

 

Quand ils furent à l’intérieur, le souffle incessant s’apaisa, et le son leur revint. Les bruits de leurs pas résonnaient, et ils s’entendaient respirer.

 

— Ces montagnes sont un enfer, dit-il.

 

Les soldats ne lui répondirent pas, et Khalid ne s’en offusqua pas. Durant sa traversée de Keth jusqu’à Tjebse, il avait eu d’autres hommes sous ses ordres, et il avait remarqué que plus il montait vers le nord, et moins on s’adressait à lui, peut-être par respect, il ne savait pas trop. Il se fit alors la réflexion que personne ne s’adressait non plus à Akil sans que celui-ci n’ait demandé quelque chose.

 

Le boyau s’enfonçait dans une obscurité profonde et devenait rapidement inquiétant. Khalid ne l’aurait jamais avoué, mais il n’était pas rassuré dans des endroits comme celui-ci.

 

— Il y a pas mal de chances pour que le fugitif se soit réfugié ici, dit-il. Ouvrez l’œil.

 

— Bien, seigneur Sebekem.

 

Entendre le nom de son frère lui être accolé lui faisait un effet étrange. Ils provenaient de la même famille, aussi partageaient-ils ce patronyme. La famille Sebekem était une des plus importantes sur Sima, car elle détenait la bénédiction d’Asyn, qui entre tous était le dieu porteur de vie sur Panium, et détenait le plus puissant pouvoir.

 

Au fil des pas, Khalid crut sentir un léger réchauffement de l’air, et se tourna vers son escorte. Se pourrait-il que cette grotte recèle un filon de magilithe inconnu ? Bientôt, la lueur que faisait parvenir l’entrée de la caverne s’amenuisa, jusqu’à les laisser tous les trois dans une obscurité quasi-totale. Cela ne servait à rien de continuer, s’ils ne pouvaient même pas voir…

 

— Seigneur, dit un des soldats, nous ferions peut-être mieux de…

 

Soudain, un bruit désagréable brisa le silence ; un bruit de chair perforée, suivit immédiatement après d’un gémissement, puis du bruit d’un corps chutant. Khalid se tourna immédiatement vers le soldat qui venait de parler.

 

— N’y a-t-il donc aucun porteur de flamme parmi vous ?! Cria-t-il, paniqué, à l’adresse du soldat restant. Éclairez donc cette grotte !

 

Le deuxième soldat derrière Khalid poussa alors un bref cri, et le Mehdacin entendit les gargouillis du sang dans sa gorge.

 

— Qu’Asyn me protège, pria-t-il avant de partir en courant dans la direction opposée, en s’enfonçant plus loin dans la caverne.

 

 

 

*

 

 

 

— Solani. Solani !

 

Grisha la secouait par les épaules. La femme ouvrit les yeux avec difficulté sur la pénombre de la cabane. Comme il faisait froid, et comme elle était fatiguée. Sa tête lui tournait, et sa vue se troublait. Que lui arrivait-elle ? Elle n’arrivait plus bien à respirer.

 

— Tiens, prends la pierre.

 

Grisha s’approcha d’elle, et entre elles leva cette pierre bleue, qui rayonnait d’une lumière bleue et émettait sa douce chaleur agréable. Aussitôt l’air sembla revenir dans les poumons de la femme enceinte, et elle inspira une grande bouffée d’air.

 

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Demanda-t-elle à son amie.

 

— Mina est morte. Elle s’est évanouie. Une magie nous empêche de respirer. Je crois qu’ils tuent tout le monde.

 

Les yeux de Solani s’écarquillèrent. Le souvenir de Nephireh lui revint ; et elle sentit à nouveau l’odeur des esclaves qui avaient péri, et dont les corps enflammés embrasaient le plateau. C’est ma faute, pensa-t-elle. C’est à cause de moi si tout ceci a commencé. Sans moi on n’aurait jamais cherché à s’enfuir. La jeune femme commença à pleurer.

 

— Solani ! Silence ! Nous partirons à l’aurore, juste avant que le soleil ne se lève. Tu dois quitter ce camp. Il faut que ton enfant vive.

 

— Pourquoi ? demanda Solani. Pourquoi faut-il que nous survivions ? Tout le monde est déjà mort… Les humains sont tous morts ou enchaînés par les Mehdacins. Laisse-moi mourir ici, Grisha. Laisse-moi mourir avec mon enfant.

 

— Tais-toi ! Tu vivras !

 

La rage de Grisha transparaissait dans ses paroles. Solani se demanda comment elle pouvait garder en elle une telle fureur, une telle vitalité. En comparaison, elle se sentait inutile et faible, tout juste bonne à porter un enfant qu’elle n’avait jamais désiré, et qui n’était là que pour porter l’espoir d’un peuple qui n’en avait plus depuis très longtemps.

 

Grisha resta éveillée toute la nuit, gardant la magilithe près de leurs visages, qui les protégea de la magie qui avait recouvert chaque baraque de mineur, et qui avait fait suffoquer tout le monde, les endormant sans qu’ils ne puissent réaliser ce qui leur arrivait. À un moment avancé de la nuit, la magilithe cessa de luire, et Grisha osa l’éloigner d’elles et respirer l’air de la cabane. Celui-ci était revenu ; les Mehdacins avaient stoppé leur magie. Grisha ouvrit la porte de l’abri et regarda dehors. À l’est, l’horizon commençait à peine à s’éclairer. Elle alla chercher Solani, la réveilla et elles partirent toutes les deux vers le nord, où le col s’affaissait sur une piste qui descendait Koldir.

 

Peu de temps après leur départ, un vent fourbe se leva. Un vent puissant qui se mit à les fouetter d’un froid glacial, qui perça les lourdes fourrures de la tunique de veilleur dérobée par leurs compagnons. Solani titubait, et Grisha la soutenait. Elle se demandait dans combien de temps elles s’effondreraient, dans la neige, devenant un monticule couvert par la tempête qui se levait. Quelque part dans leurs déambulations, Grisha fit tomber la pierre de magie. Elle ne se retourna pas, ni n’eut la force de revenir sur ses pas. Elle continua, et leurs pas les détournèrent de la piste, désorientés par les rafales et le mur de blancheur qui rendait toute chose neutre.

 

C’est alors qu’elle aperçut l’assombrissement de l’entrée de caverne. Peut-être, finalement, n’était-ce pas la fin, pour son peuple.

 

Les deux femmes s’enfoncèrent dans l’obscurité, pendant plusieurs longues minutes, et bientôt leurs yeux s’habituèrent à une obscurité qui n’était pas totale, mais brisée par une douce lueur caractéristique, que toutes les deux reconnurent instantanément. Cette grotte abritait de la magilithe dans ses roches. Quand elles purent y voir quelque chose, Grisha déposa Solani sur le sol et l’entoura de la tunique chaude de Mehdacin.

 

— Nous allons rester ici ? Demanda Solani. Nous avons réussi ?

 

— Oui, répondit son amie. Nous sommes à l’abri.

 

Grisha se demanda si elles devaient faire un feu, mais il était inutile d’espérer trouver quoi que ce soit à brûler par ici, ni à l’extérieur. La magilithe réchauffait l’air juste assez pour ne pas que le sommeil de Grisha ne l’inquiète outre mesure.

 

Elles restèrent là un moment, toutes les deux, en silence. Puis la tête de Grisha se souleva d’un coup, lorsque ses oreilles captèrent un son venu de l’entrée de la grotte. Une voix. Immédiatement, son corps se mit en branle, et elle sentit son cœur s’emballer. Elle ne voulait pas mourir des mains des Mehdacins. Elle regarda autour d’elles et retrouva la pioche qu’elle n’avait pas lâchée depuis leur fuite. S’il lui fallait mourir, ce serait en se battant. Depuis l’enfant et la mort de Roan, depuis qu’ils avaient espéré pouvoir être libre un jour, une simple réalité de l’existence lui était venue, et accaparait ses pensées : tant qu’on est en vie, c’est pour lutter. Tant qu’un souffle parcourt notre corps, nous devons l’utiliser pour agir au nom de ce qui est bien pour nous et notre peuple.

 

Grisha s’éloigna de Solani et revint à proximité de la grotte, où l’obscurité était plus épaisse. Elle les vit alors, qui marchaient prudemment, venant vers elle. Ils n’étaient que trois. Trois, c’était une bonne chose, c’était possible. Trois, elle pouvait s’en occuper.

 

Elle raffermit sa prise sur le manche de la pioche et se colla à la paroi, retenant son souffle.

 

Au moment où le groupe passa devant elle, elle cibla le plus proche et s’approcha en silence de son cou. Il se mit alors à parler, mais elle devait terminer son geste, ou elle risquait d’attirer son attention. Interrompant sa tirade incompréhensible, elle lui planta la large pointe en métal dans le cou, et sentit son sang inonder sa main. Elle tira l’outil, puis les contourna rapidement tandis qu’ils paniquaient, pour venir se placer de l’autre côté, proche du second soldat. Sans attendre, elle abattit la pioche sur son crâne. Le Mehdacin convulsa puis s’écroula. Au moment où elle se reculait pour appréhender l’attaque du dernier homme, elle vit que celui-ci avait la peau noire, et vacilla un instant. Puis, contre toute attente, le Mehdacin partit en courant vers le fond de la grotte, butant sur les pierres, fuyant comme un enfant.

 

— Solani, souffla-t-elle alors, paniquée.

 

Elle courut à sa poursuite.

 

Elle n’avait aucune idée de la façon dont elle pouvait s’y prendre, pour combattre ce démon noir. Elle n’avait plus l’avantage de l’obscurité, et elle avait perdue sa magilithe en chemin. Telle qu’elle voyait les choses, le Mehdacin n’aurait qu’à lever une main pour la foudroyer sur place, avant de brûler vive Solani et son enfant à naître. Peut-être, si elle parvenait à jeter la pioche et à toucher le démon à la tête, peut-être aurait-elle quelques secondes pour prendre l’avantage…

 

La lueur bleutée des magilithe qui pointaient à travers la roche donnaient un côté lugubre à la scène, et Grisha vit Solani, allongée, tenant son ventre rond en affichant un masque de douleur. Devant elle, debout, se tenait le démon noir, avec ses yeux blancs comme deux serpents dans les ténèbres. Le Mehdacin tourna la tête et la regarda arriver. Son visage était dur et ne laissait à aucun moment penser qu’il puisse être possible de le prendre par surprise. Grisha perdit le peu de courage qu’elle avait encore et resta figée, pétrifiée de peur. Ça y est, pensa-t-elle, c’est la fin, cette fois-ci. La rage bouillonnait en elle, contre cette race qui avait asservi son peuple, depuis des générations, qui avait envahit Kerk pour en faire leur terrain de minage. Elle hurla de fureur et jeta sa pioche tout en se mettant à ruer sur le démon.

 

 

 

Khalid esquiva le projectile lancé par la femme en colère et para sa première attaque. Il recula, tenta de mettre de la distance entre lui et cette smot, qui semblait hors de contrôle. Lorsqu’il avait vue la femme allongée, qui attendait un enfant smot, sa peur s’en était allée, et il avait compris ce qui les avait attaqués dans la grotte. Ses pensées étaient alors devenues confuses et il sut qu’il aurait à faire face au dilemme de son devoir et de ses émotions. L’image de Kasaika lui revint en tête, et le moment de son accouchement. Il savait, là aussi, que ce n’était nullement son devoir, et qu’il aurait très bien pu la laisser là. La femme mourrait sans aucun doute, et il retrouverait son frère pour lui livrer la fugitive qui avait tué ses soldats.

 

La femme en colère, voyant que son attaque avait échoué, semblait aux abois. Elle regarda autour d’elle, paniquée, probablement certaine qu’il ne lui restait que quelques secondes à vivre. Khalid leva ses deux mains, paumes vers l’avant, en reculant à nouveau. Il ne savait pas ce qu’elle comprenait ; il ne savait pas ce qu’étaient capables de comprendre les smot sauvages de Keth. Soudain, la femme allongée à terre cria, et tous les deux regardèrent en sa direction. La femme en colère s’abaissa, oubliant toute menace, et lui prit la tête en lui parlant dans leur langue incompréhensible.

 

— Je peux l’aider, dit alors Khalid, sachant pertinemment qu’elle ne comprendrait pas.

 

Il illustra ses mots par des gestes et des expressions, mais la femme le regarda avec un visage fermé, repoussant ses tentatives. Cette smot commençait à l’ennuyer. Les sauvages du nord étaient trop idiots pour comprendre, semblait-il. Il ferma les yeux un instant et se résolut à agir par lui-même. Comme pour Kasaika, il ne voulait pas laisser mourir cette smot, même si elle ne portait pas son enfant. Il créa autour d’eux une coupole qui repoussa la femme en colère, laquelle se mit à cracher ses paroles insensées, tout en luttant vainement pour briser la barrière que Khalid avait créé.

 

Durant les heures qui suivirent, Khalid sentit s’établir avec la femme souffrante une relation complice au-delà des mots. Il lui parlait, même si elle ne pouvait rien comprendre, mais sa voix semblait avoir un effet apaisant sur elle. Khalid savait comment procéder ; les écoles de Sima enseignaient la naissance de leurs enfants, et même si les smot n’étaient que peu de choses en comparaison des Mehdacins, leurs corps n’étaient pas si différents. Khalid, pendant un moment, oublia la grotte, la femme en colère, le Koldir, son frère, et Keth tout entier. Autour d’eux, la magilithe s’était mise à briller et diffusait une chaleur agréable, tout en dissipant l’obscurité.

 

Agenouillé entre les jambes de la smot gémissante de douleur, Khalid reçut l’enfant entre ses mains. C’était un petit mâle, blanc de peau, comme tous les smot, dont la peau encore très fine avait des teintes rosées. La femme continua à crier, et Khalid poursuivit l’accouchement, en recevant dans ses mains un second enfant. Celui-ci était une femelle, tout aussi rose que le premier enfant, qui se mit à hurler à l’unisson de son frère. Khalid les déposa sur sa propre cape, qu’il avait retirée. D’un influx de magie, il sépara les enfants de leur mère et permit à celle-ci de se reposer. La coupole se dissipa, et il s’autorisa enfin à respirer librement, réalisant qu’il transpirait à grosse gouttes. La caverne s’assombrit à nouveau, et Khalid sentit le froid revenir. Il se concentra à nouveau et infusa de l’énergie à la magilithe, pour maintenir une température viable pour ces smot nouveaux nés.

 

Derrière lui, la femme en colère s’était calmée, et les regardait sans rien dire. Le silence perdura un moment, et Khalid tendit à la nouvelle mère ses deux enfants. Il s’apaisa en la voyant sourire, et ne pensa plus à son statut, ni à celui de la femme. Elle le regarda mais n’eut pas peur de lui. Elle ouvrit la bouche et lui parla alors. Khalid ne comprit pas un mot, mais hocha la tête tout de même. Puis elle regarda son amie, et dit autre chose. La femme derrière Khalid répondit, puis la mère porta les yeux sur ses enfants nouveaux nés.

 

— Sita, dit-elle en regardant le garçon qui tétait son sein droit. Kelanice, ajouta-t-elle pour la fille sur son sein gauche.