Les Trois appels

suivi de La Promeneuse

 

 

 

 

Sorhe tira à nouveau la carte de sa poche et y posa sa boussole. Il trouva le nord, tourna sa carte, et tenta de repérer où il se trouvait en cherchant les points de repère qui devaient percer au-dessus des arbres. Le mont Roquebrune, la crête des Tailleurs, le Nasso, qui devait être tout proche de lui… Cette forêt était trop dense, ses arbres trop hauts. Il ôta le sac de son dos et entrepris de grimper à l’un des conifères pour avoir une meilleure vue. D’après son sens de l’orientation, il devait se trouver dans la forêt entre le Nasso et le lac Janssin, mais il avait marché plein ouest depuis plus de deux heures, et il n’en voyait toujours pas le bout, comme il l’aurait dû. La chaleur du jour était en train de tomber, et déjà le soleil disparaissait à travers les arbres, vers l’horizon.

 

Sorhe n’avait pas peur de passer une nuit en forêt, ni même deux. Il l’avait déjà fait, et était équipé pour ; il portait avec lui de quoi bivouaquer, et suffisamment de victuailles. Non, ce qu’il redoutait, c’était cette oppressante impatience qu’il ressentait, sans pouvoir la définir précisément. Il sentait qu’il lui fallait au moins avoir une idée du chemin à suivre, pour se sortir de là. Il s’était toujours bien orienté, aussi ne comprenait-il pas pourquoi sa carte mentait, pourquoi sa boussole le faisait tourner en rond, pourquoi il avait peur.

 

Les contes que l’on racontait aux enfants, sur Sima, portaient toujours un message éducatif, une morale à transmettre, un avertissement peut-être. C’était les histoires de l’Insatiable, des Abyssaux, de Ir sous la montagne, et de Mell, l’égaré. Sorhe n’était plus un enfant, et au cours de ses voyages, ses superstitions et ses craintes s’étaient petit à petit dissoutes. Ses rencontres, ses amitiés, les dangers parfois bien réels, et les décisions prises, lui avaient fait relativiser tout ce qui était du domaine de l’intangible, de l’hypothétique. Et pourtant, tout restait là, enfoui dans son esprit, dans sa mémoire.

 

Ce n’était même pas la première fois qu’il se perdait. Se perdre. Sa fierté même refusait d’admettre cet état de fait. Non, il n’était pas perdu ! La logique voulait que… mais qui essayait-il de convaincre ? À qui adressait-il ces protestations ?

 

Il y avait un conte, effectivement. Celui de Mell, l’égaré. Mell, celui qui vous apparaît lorsque vous vous perdez ; dans une forêt, dans une ville, sur la mer, même dans un grand bâtiment. Si vous prêtez oreille, vous l’entendrez, par trois fois, prononcer votre prénom ; vous appeler, pour vous indiquer le chemin.

 

Mais ce chemin n’est pas celui qui vous mènera où vous voulez. C’est le chemin qui vous conduira à lui. Mell, l’égaré, à la douce voix à peine perceptible, dont on ne se rend pas forcément compte. Parfois, il se peut même que vous soyez attiré vers lui sans vous en rendre compte, alors que vous cherchez votre chemin. Voilà pourquoi il faut toujours préparer son voyage, avec carte et boussole, par moyens tèques ou mèdes.

 

Qui lui avait raconté ça ? Son grand frère, assurément, pour lui ficher la trouille, quand il allait en ville, ou avec des amis.

 

Au sommet d’un grand arbre, Sorhe s’abrita les yeux et reconnu la silhouette cisaillée de la crête des Tailleurs. Accroché à une branche, il sortit sa carte, la regarda, regarda la crête, puis s’orienta. Il n’y avait pas de doute possible, ou alors cette carte était mauvaise, et les gars d’Omnis allaient l’entendre !

 

Il redescendit prudemment et récupéra son sac à dos. Son attention et ses oreilles étaient à l’affût, malgré lui, des bruits de la forêt. Non, pensa-t-il, je n’ai plus rien à craindre. Maintenant, je ne suis plus perdu. Mais le doute l’accompagnait depuis la mi-journée, la crainte qu’y penser rendre la chose réelle, comme la peur face à un animal qui peut la ressentir. Je ne suis pas perdu, se répéta-t-il, en tentant de s’en convaincre.

 

Le vent se levait, le temps se rafraîchissait. Était-ce son prénom qu’il avait entendu, sur sa droite ? Sooooorhe… Non, il commençait à délirer. C’était le vent. Le vent.

 

Il sentait son cœur battre d’une façon qui n’était pas celle de la marche sereine de celui qui sait où il va. Il regardait sa carte : l’ouest où le soleil se couchait, et la direction où il avait vu la crête. Si c’était bien elle. Il secoua la tête pour chasser ce doute, et son souffle s’accéléra. Sooooooorhe…

 

« Non ! cria-t-il à la forêt, je ne suis pas perdu ! »

 

« Je sais où je vais… » ajouta-t-il plus doucement.

 

Deux fois. Ça ne fait que deux fois. Il pressa le pas.

 

 

 

 

La Promeneuse

 

 

 

 

 

Sohre était perdu.

 

Il errait dans cette forêt, sans direction, sans but ; depuis longtemps il avait perdu toute orientation. La panique l’avait gagné, et il attendait le moment, d’un instant à l’autre, où Mell viendrait le chercher pour l’emmener avec lui, l’emmener avec tous les êtres perdus, dans son royaume aux milles chemins qui ne mènent nulle part.

 

Il avait épuisé sa voix à force de hurler, espérant que quelqu’un l’entendrait, qu’un sauveur viendrait à son secours. Mais autour de lui, il ne restait que les arbres, innombrables, qui formaient un mur impénétrable entre lui et le reste de Panium, et les animaux qui se moquaient de lui, qui savaient qu’il allait être emmené.

 

C’est alors que, tombé à quatre pattes, il distingua une silhouette devant lui, à quelques dizaines de mètres. Ses yeux s’agrandirent et son sourire revint ; l’espoir de toute une vie semblait à portée de main. Il tendit un bras et ouvrit la bouche.

 

— S’il vous plaît…

 

La silhouette bougea, mais ne se rapprochait toujours pas. Le regard de Sohre s’embrumait, comme si la disparition de son maigre espoir sonnait enfin le glas de sa force vitale.

 

Une main le pris alors sous l’aisselle et l’aida à se relever.

 

— Voyageur ? Fit une voix de femme.

 

Sohre, titubant, se remit debout. Devant lui, désormais, il n’y avait plus aucune silhouette. Il pensa qu’il devait avoir perdu connaissance un bref instant.

 

— Merci, dit-il. Merci, sans vous, je…

 

La sensation de la main qui l’aidait disparut soudainement, et Sohre se retourna, ébahi. Il n’y avait personne. Avait-il halluciné ? Cette voix, cette main qui l’avait aidé à se relever…

 

Regardant autour de lui, il fut attiré par cette silhouette aperçue un peu plus tôt. Les couleurs de ses vêtements féminins se perdaient dans la nature qui l’entourait, la rendant difficile à distinguer clairement. Était-ce un esprit élémentaire ? Une des incarnations de Mell ? Qu’importe, décida-t-il en cédant au désespoir, je dois mourir de toute façon, et si mes dernières visions m’offrent la vue d’une femme, cela sera tout aussi bien.

 

Ayant reprit étonnamment un peu de ses forces, il réajusta le sac sur son dos et dirigea ses pas vers la silhouette que les feuillages dissimulaient partiellement. L’image de l’apparition se précisa, et il vit sa beauté, derrière sa longue chevelure dorée. À quelques pas à peine de l’endroit où elle se tenait, la femme s’évapora subitement, laissant dans l’air derrière elle des volutes d’une fumée aux couleurs de son apparence.

 

— Non ! Laissa-t-il échapper.

 

Comment pourrait-il jamais se sortir de cette forêt ? Était-ce un jeu sadique de quelque entité surnaturelle ? Voulait-on le rendre fou, avant qu’il meure ?

 

— Tiens.

 

Sohre sursauta. À sa droite venait d’apparaître, surgie du néant, cette femme ; cette même voix, et sa main qui l’avait aidé à se relever. Elle lui tendait une outre à laquelle il but sans hésitation. Il avait depuis longtemps écoulé ses dernières réserves d’eau.

 

Tournant la tête, il vit de plus près celle qui était sa sauveuse. Elle avait les cheveux emmêlés, sales, qui couvraient une blondeur difficile à discerner. Ses vêtements étaient plus des souvenirs de ce qu’ils avaient été que réellement des habits couvrant son corps. Cette femme semblait avoir passé ces dernières années dans la forêt, et pourtant, mis à part son apparence, elle paraissait être en parfaite santé. Elle le regardait avec un air amusé, presque moqueur. Ses yeux étaient d’un bleu très clair, et son visage, sali comme le reste de son corps, semblait celui d’une jeune femme. Un bref instant, Sohre se demanda si elle était de ces enfants qu’on disait abandonnés, et qui grandissaient dans la nature, loin de toute civilisation.

 

— Tu es perdu, voyageur ?

 

C’était lui, cependant, face à cette femme sortie des bois, qui se sentait enfant ; perdu oui, il l’était. Il hocha la tête.

 

— Savez-vous comment sortir de cette forêt ?

 

La jeune femme leva les yeux vers le plafond de feuilles qui bloquaient les rayons du soleil. Sohre suivit son regard, qui se rabaissa pour regarder en face d’eux. Là-bas, dans les branchages, réapparut alors cette silhouette.

 

— Elle, elle le sait, dit la jeune femme.

 

Sohre les regarda toutes les deux alternativement ; même s’il ne parvenait pas parfaitement à voir la femme qui se dressait au loin, il voyait qu’elles n’étaient pas identiques. Il en fut rassuré, car cela signifiait qu’il s’agissait bien de deux personnes différentes, et qu’en aucun cas elle était apparue et avait disparue soudainement. Non, il y avait bien quelqu’un d’autre, sa fatigue avait dû abuser ses yeux.

 

— Qui est-elle ? Demanda Sohre.

 

— Je ne sais pas, dit la jeune femme à côté de lui. Mais elle veut toujours que je la suive. Je crois qu’elle veut quitter la forêt. Si tu la suis, tu y parviendras sûrement.

 

— Vous… commença Sohre en hésitant, vous ne venez pas ?

 

La jeune femme secoua la tête.

 

— Non, je reste ici. J’aime la forêt. J’aime les arbres. J’aime être perdue.

 

Sohre, à ces derniers mots, pensa immédiatement à Mell, l’égaré, et à la menace qu’il représentait. Il réfléchit, ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à dire. Cette femme paraissait ne jamais pouvoir se sentir perdue, même au plus profond d’un labyrinthe végétal tel que celui-ci. Il la laissa donc là, souriante et les yeux levés vers les arbres, rêveuse. Son allure sauvage, ses vêtements en lambeaux le rendait un peu triste pour elle, mais le bonheur qu’il ressentait à l’idée de quitter ce lieu écrasait toute inquiétude.

 

Il marcha donc jusqu’à la silhouette qui, elle, était vêtue plus convenablement. Sohre plissa les yeux et fronça les sourcils ; oui, plus convenablement mais… il s’agissait des mêmes habits. Ils étaient propres, intacts, et quand il la vit marcher devant lui, elle semblait éviter gracieusement les branches autour d’elle. Le visage de cette femme-ci, propre et gracieux, était très semblable à celui de la jeune femme, mais paraissait plus âgé. Il préféra garder ses questionnements pour lui, craignant que sa guide ne l’abandonne en disparaissant à nouveau.

 

Au bout de plusieurs heures d’une marche sans répit, Sohre avait quasiment vidé l’outre d’eau que lui avait donnée la jeune femme de la forêt. La dame devant lui, en revanche, marchait sans se fatiguer, sans ralentir, sauf les fois où elle l’attendait, et se tournait vers lui en le regardant avec un sourire bienveillant. Lorsqu’enfin, au travers du mur d’arbres denses devant eux, Sohre distingua l’orée s’ouvrant sur une plaine qui laissait voir un ciel bleu à contempler, son sourire s’élargit. La dame s’arrêta à la lisière, avant le dernier arbre. Sohre la dépassa, puis se tourna vers elle.

 

— Qui êtes-vous ? Lui demanda-t-il. Et qui était cette jeune femme dans la forêt ?

 

— Tu n’as plus rien à craindre de Mell, jeune égaré. Te voilà tiré d’affaire. Maintenant, va retrouver tes repères.

 

Sohre fronça les sourcils.

 

— Vous restez dans la forêt ?

 

— Je dois la retrouver, dit-elle. Elle aussi, est perdue.

 

Sohre savait reconnaître la folie quand il l’entendait. Et ce genre de folie n’était pas celle des hommes. Il était bien tombé, en croisant le chemin de Sha, la Promeneuse. Il la reconnaissait, maintenant. Elles étaient deux femmes en une seule, errant dans les forêts, l’une vivant parmi les arbres, et l’autre la cherchant inlassablement.