Le trésor de Vidrin

 

 

La journée s’était achevée et, pour Jeb, le repos commençait, tandis que l’équipe nocturne prenait le relais jusqu’au lever du soleil. La forteresse de Vildrin était une construction immémoriale, bâtie au cœur du continent d’Imma, que les peuples de Panium défendaient depuis l’aube des temps.

 

D’un savoir ancestral, cette tradition était devenue une loi. L’organisation de la présence armée à Vildrin avait été établie par la Cour des Peuples ; tous les 10 ans, une nouvelle faction, un clan, une famille, une armée, venait défendre ce lieu. Ce n’était pas une convocation, une condamnation ou un devoir ordonné par une autorité supérieure ; les peuples de Panium se portaient volontaires, car Vildrin n’appartenait à personne et était à tout le monde. Vildrin était le lieu où se trouvait le trésor le plus précieux de Panium.

 

Jeb avait une fois été posté à la garde intérieure, et ses tours l’avaient plusieurs fois conduit devant la salle où se trouvait le trésor. Lors d’un changement de garde, Jeb avait eu l’occasion de voir ce qui se trouvait à l’intérieur, le temps que les trois soldats d’élite prennent leur poste. Sur un piédestal, il avait vu un coffre de pierre taillée, imposant, sculpté de symboles, et paraissant très ancien. C’était là tout ce que contenait l’endroit.

 

Ni or, ni pierres précieuses, ni livres ou grimoires. Si tout cela était néanmoins contenu dans ce coffre, alors ce n’était pas grand-chose. Jeb connaissait d’ailleurs de nombreux royaumes, au sud de Sima, dont les palais étaient gorgés de trésors autrement plus précieux. Et malgré tout, pour ce simple coffre, toutes les races de Panium s’unissaient, comme répondant à un appel commun. Cela se comprenait : lui-même lorsqu’il avait rejoint les Gardiens d’Azur – la légion dévouée à cette tâche – c’était pour le prestige de protéger le trésor de Solpa, celui dont la disparition précéderait l’effondrement du monde. Il y avait cela, et aussi le rêve de poser ses yeux sur Vildrin, cette forteresse où s’étaient côtoyés les plus illustres héros, et où s’étaient déroulées des batailles dont on parlait dans les livres d’histoire.

 

Mais après cinq années, Jeb peinait à trouver du sens à ces gardes permanentes, cette rigueur, ce secret gardé depuis des siècles. Oui, Vildrin était majestueuse, et son allure antique n’enlevait rien à la puissance qui se dégageait de son architecture. Son imagination n’avait cessé de rejouer les batailles passées, la première année, puis Vildrin était devenue un nouveau fort à défendre, que la routine avait rendu fade.

 

Un matin de repos, après un sommeil difficile empli d’une culpabilité inexplicable, il demanda à rencontrer le capitaine de la légion, Solus Trégond. Le capitaine était un homme bon et plutôt âgé ; le seul, ici, à avoir déjà été impliqué dans un conflit d’envergure, le seul à avoir vraiment combattu pour sa vie : sur Sima, la paix durait depuis longtemps.

 

— Je ne comprends pas, dit Jeb quand il parvint à exprimer ses pensées, comment peut-on protéger un trésor dont on ignore la nature ? Et pourquoi, depuis tout ce temps, personne n’a-t-il jamais ouvert ce coffre ?

 

Trégond avait le regard agaçant de celui qui a tout vu, tout vaincu, et qui écoute son prochain en sachant ce qu’il va dire. Cela énervait d’autant plus Jeb ; cette tradition insensée perdurait à ses yeux comme un dogme sans fondement.

 

— Et si tu le savais, répondit Trégond, que ferais-tu ?

 

Jeb savait que la réponse qui lui venait immédiatement à l’esprit n’était pas la bonne. Le capitaine le savait aussi, voilà pourquoi il lui avait demandé ça. « Parce que cela me permettrait de savoir si ce trésor mérite la protection qui lui est accordée », aurait-il voulu dire. À la place, Jeb répondit :

 

— Je pourrais penser à d’autres moyens de le défendre, et je pourrais estimer la nature de ceux qui voudraient s’en emparer.

 

— La Garde d’Azur est prête à tout, répondit Trégond en détournant le regard, comme s’il se désintéressait de Jeb. Vildrin est impénétrable.

 

Jeb était prêt à repartir, tête basse et passablement frustré. Il s’arrêta et se tourna à nouveau vers son capitaine.

 

— Mais pourquoi garder une chose juste par habitude, sans savoir ce qu’est cette chose ?

 

Trégond prit une profonde inspiration et fit enfin signe à Jeb de prendre le siège devant son bureau.

 

— Dans ce coffre, commença-t-il lentement, se trouve tout. Absolument tout. Le plus fabuleux des trésors en pièces et joyaux, les secrets mèdes oubliés de Solpa lui-même, les reliques des Primordiaux…

 

— Ce n’est pas possible, protesta Jeb avec assurance.

 

— Laisse-moi terminer. Ce coffre contient tout ça, et plus encore. Pourquoi ? Parce que celui qui le défend y met ce qui est précieux à ses yeux, ce qui pense valoir la peine d’être défendu. Toi-même, qu’y as-tu mis ?

 

Jeb commençait à comprendre où Trégond voulait en venir. Il ignora la question et ne s’attarda pas sur ce qu’il pensait des réflexions philosophiques se mêlant à la réalité de l’acier et du sang. Pour lui, ces hommes étaient des enfants inconscients, et pourtant Solus Trégond était un guerrier reconnu. Jeb avait grandi dans le sud de Sima, où les savants sont loin des regards et où l’on apprend l’obéissance et la discipline ; Trégond était son supérieur, et même si la Garde d’Azur encourageait l’impulsivité, la soumission militaire était tenace. Il se tut donc.

 

— Tu n’es pas sensible à cela, n’est-ce pas ? demanda le capitaine. Pour toi, ce n’est rien de concret, rien de tangible. Ce coffre n’est qu’un coffre.

 

Jeb ne répondit toujours pas, mais ses yeux exprimaient tout le mépris qu’il ressentait.

 

— Je ne suis pas un philosophe, continua Trégond, ni un littéraire. Je ne sais pas pourquoi ce coffre est là, ni qui a dit qu’il fallait le protéger. Je sais en revanche ceci : ce que l’on ignore aura toujours mille fois plus de valeur que ce qui est connu. Et cela vaut pour toute chose : le désir, la peur, l’histoire, les gens… La connaissance apporte avec elle quelque chose qui rassure, mais également une perte.

 

Trégond se leva et fit face à la fenêtre dans son dos ; une ouverture obstruée par une grille ouvragée, qui offrait une vue fragmentaire sur une terrasse aménagée en zone d’entraînement.

 

— Les questionnements, le doute… ce sont ces manques qui ont toujours mis les êtres en mouvement, qui ont fait naître les forces les plus puissantes, la détermination. Tant que j’ignore sa nature, ce trésor est précieux, car il porte cette puissance en lui. Et cette puissance, aujourd’hui, parvient à réunir les peuples dans une cause commune. Le jour où ce coffre sera ouvert, il cessera d’être un trésor. C’est ainsi que je vois la prophétie, qui dit que Panium s’effondrerait.

 

Jeb resta silencieux un instant. Ces déblatérations ne le convainquaient pas.

 

— Nous devons protéger Vildrin de l’intrusion de voleurs dont la seule motivation est justement cette ignorance, répondit-il. Cela marche donc dans les deux sens.

 

— C’est exact. La valeur à leurs yeux n’a de limite que leur imagination.

 

— Et pour ceci, continua Jeb de plus en plus énervé, nous mobilisons les meilleures troupes de Sima. Nous perdons des hommes à la défense d’un coffre qui pourrait très bien être vide !

 

— Cela n’a pas d’importance, répondit calmement le capitaine. Panium a besoin de ce trésor. Et nous avons besoin d’en ignorer la nature.

 

Jeb, depuis qu’il avait rejoint l’armée, avait perdu des camarades, comme tous les soldats. Entendre dire d’un supérieur que la cause défendue avait plus d’importance que les vies sacrifiées était toujours difficile. Pour Vildrin, ça n’avait carrément plus aucun sens.

 

— Je ne veux plus participer à cette mascarade, coupa Jeb. Je ne mettrai plus mon épée au service d’une fable.

 

Le capitaine hocha la tête gravement. Son regard cessa d’être bienveillant, et Jeb vit en lui un autre homme.

 

— Alors vous n’appartenez plus à la Garde d’Azur. Rendez votre arme et quittez Vildrin.

 

Jeb se leva, détacha son ceinturon et posa son épée sur le bureau du capitaine, ainsi que l’écusson bleu à sa poitrine. S’il s’efforçait de n’en rien laisser paraître, son dégoût nourrissait une colère qui n’était pas prête de s’apaiser.