Le Rouge

 

 

 

 

Les gens croyaient, à tort, qu’il devait être vêtu de rouge. Sinon, pourquoi lui aurait-on accolé ce surnom : « Rouge » ? Dans les villes éloignées des grands axes de passage, à l’est de Sima, les habitants étaient attentifs à ceux qui portaient du rouge sur eux. C’était, disait-on, un démon déguisé en parfaite beauté, et ses victimes étaient toujours ceux qui tombaient sous son charme. La trop grande beauté avait donc, de même, revêtu quelque chose de suspect.

 

La rumeur d’un homme appelé Rouge s’était étendue, d’abord au sud-est du continent, puis s’était propagée vers le nord comme une histoire que les gens avaient besoin de se raconter ; car il fallait toujours qu’il y ait des monstres à craindre, des peurs qui rassemblaient les habitants pour en discuter, raconter les rumeurs, et frisonner ensemble. Rouge, disait-on, vous rencontrait un soir et vous séduisait. Peu importe que vous ne soyez pas attiré par lui ; lorsqu’il vous apparaissait, il vous intriguait. Dès cet instant, vous étiez déjà pris au piège. Les hommes fiers fanfaronnaient sur l’impossibilité qu’ils puissent se laisser prendre au piège, car, disaient-ils, ils ne baisseraient jamais leur garde ni ne seraient attirés par un autre mâle. Pourtant, certaines des victimes découvertes leur donnaient tort.

 

 

 

Rouge est habillé de façon tout à fait ordinaire, mais sa beauté est de celle qu’on voit peu de ce côté-ci du globe. C’est comme un éclat soudain dans une vie routinière ; une grâce distraite et involontaire, qui vous fait entrevoir quelque chose au-delà de ce que vous connaissez déjà par cœur. Il porte sur vous un regard perçant et son sourire vous donne envie de savoir ce qu’il cache. « Le rouge vous va si bien » vous dit-il en guise d’introduction.

 

Sa voix est douce, n’accroche rien de disgracieux, et pourrait vous bercer sans difficulté. Vous souriez et vous apercevez que oui, effectivement, vous portez cette écharpe rouge achetée au marché il y a trois jours. C’est vrai qu’elle était belle, et elle vous donne un air que vous n’aviez pas auparavant, mais dont vous êtes fier. Vous le remerciez, vous rougissez même. Soudainement, cet homme est devenu attirant, d’une certaine façon. Ses yeux restent braqués sur vous, et vous en détacher vous donne l’impression de perdre l’équilibre. Vous buvez quelques verres en sa compagnie ; il vous raconte d’où il vient, du sud, et les choses qu’il a vues. Les heures passent, puis il vous convainc de vous rejoindre dans votre chambre. Vous vous faites la réflexion que cet inconnu est parvenu bien facilement à s’inviter chez vous, et en même temps l’excitation vous fait abaisser vos barrières mentales. Il vous parle, vous fait rire, et vous oubliez votre méfiance.

 

Il vous demande votre nom. Vous le lui dites, et lorsqu’il le répète vous tombez amoureux. « Et vous, comment vous appelez-vous ? ». Il ne répond pas, et son silence vous met mal à l’aise. L’environnement autour de vous reprend ses couleurs, votre conscience s’aiguise ; vous vous demandez ce que vous faites là avec cet inconnu. Le regard de cet homme n’a plus la même douceur, ni la bienveillance avec laquelle il vous a séduit. Son sourire ne vous rassure plus sur ses intentions, et vous cherchez à vous éloigner de lui, mais il est trop tard. Avant de pouvoir crier à l’aide, votre sang se répand sur le sol. Il dit quelque chose, mais votre esprit ne parvient plus à interpréter ses mots. Vous ne souffrez pas, et avant de disparaître, vous trouvez que la mort n’est pas si terrible, en fin de compte.

 

 

 

Votre cadavre était découvert un jour, le lendemain, plus tard. Ce pouvait-être aussi bien dans une auberge que dans votre domicile. On se disait que le vêtement rouge, trouvé sur le corps, avait dû lui appartenir ; les témoins se souvenaient toujours l’avoir entendu dire : « le rouge vous va si bien ». On supposait qu’il vous l’avait offert.

 

Alors on l’imaginait tout vêtu de rouge, allant d’une ville à l’autre comme un démon errant, et la peur, pendant ce temps, gagnait lentement les villages.