La boussole maudite

 

 

 

Sora, sur qui tous les yeux étaient rivés, sourit de l’attente provoquée et prit plaisir à sortir lentement de sa poche l’objet de la discussion.

 

— Les industries Magitek, commença-t-il, la coopérative tèque de Ikiz qui développe la navigation magilithique, a créé dans les années 120 des boussoles à magilithe configurables. Cela existait déjà, bien entendu, mais à ce jour il fallait une maîtrise magique pour les créer ou les manipuler. Il s’agissait donc, et il s’agit toujours, de boussoles dont l’aiguille, qui habituellement indique le nord, peut être orientée vers n’importe quelle cible désignée par son utilisateur. Mettons t’as tendance à perdre tes clés, tu mets en contact ton trousseau avec la gemme de cosmon dans la boussole, et dorénavant l’aiguille pointera toujours vers ton trousseau. Sur Kerk c’est hyper utilisé, ils n’ont pas de sorts d’appel ou de remémorance.

 

— Et c’est une de ces boussoles ? demanda Jakil en désignant l’objet du menton.

 

La boussole, sur la table, tenait aisément dans le creux d’une main. Parfaitement circulaire et taillée dans un métal probablement férouétique, elle semblait avoir voyagé depuis de nombreuses années. Ses coins avaient été grignotés par la rouille, et des chocs l’avaient déformée à plusieurs endroits.

 

— C’est cela. Mais celle-ci est différente. Elle est unique, déclara Sora avec emphase.

 

— Si j’ai bien compris, intervint Kolja en haussant les épaules, elles le sont toutes, puisque chacun peut indiquer vers où elles pointent.

 

Sora rit doucement de la naïveté de ses clients potentiels.

 

— Il y a maintenant un bon siècle et demi, peu après la création des boussoles à magilithe, une femme s’en est vue offrir une par son oncle. Dans les premières années de leur création, les boussoles étaient encore très chères, car leur fonction n’était pas nécessaire, fondamentalement, à la société tèque. Il s’agissait encore d’une simple curiosité technologique. Cette femme garda précieusement cette boussole près d’elle, hésitant toujours à lui lier un élément de sa vie, car elle savait que ce serait irréversible. Elle attendait de trouver LA cible, la chose vers qui elle voudrait être attirée le reste de sa vie, et toujours savoir où aller pour le retrouver.

 

« Les années passèrent, et la femme à la boussole vécut sans jamais se décider, car jamais son cœur ne vibrait pour telle personne, tel objet, tel lieu, ou bien, se disait-elle, je n’ai pas besoin d’une boussole, je sais où ils sont. Et elle gardait la boussole pour une meilleure occasion.

 

« Arriva les dernières années de sa vie, et la femme à la boussole retrouva, dans son grenier, la vieille boussole à magilithe qui n’avait pas encore trouvé sa cible. Quand même, se dit-elle, j’ai été bête de ne jamais me décider. Au final elle n’aura servi à rien, cette boussole. Alors elle l’ouvrit, tout en descendant les escaliers de son grenier, en se disant qu’elle pourrait la lier à son fils, ou bien son petit fils. Malheureusement, ses pieds loupèrent une marche, et la femme dégringola sur toute la hauteur, pour finir sur le plancher du premier étage, le cou brisé.

 

« Lorsqu’un voisin la découvrit, il ramassa la boussole, qu’il pensa s’être ouverte dans la chute, et referma le clapet inférieur qui protégeait le cosmon. Ce voisin n’était pas un être très honnête, ni n’appréciait particulièrement la vieille femme d’à côté, aussi, lorsque le fils vint se lamenter et préparer les funérailles, garda-t-il la boussole pour lui.

 

« Cet homme ne connaissait pas les boussoles à magilithe, mais il ne lui fallut malgré tout pas longtemps pour comprendre que l’aiguille n’indiquait pas le nord. Elle pointait toujours vers une direction précise, que l’homme se mit en tête, un jour, d’investiguer.

 

« Il voyagea longtemps vers la direction indiquée, jusqu’à ce qu’un jour, sans crier gare, son cœur le lâche, lors du débarquement d’un navire sur les côtes d’Imma. Le corps fut enterré, et la boussole récupérée par une nouvelle personne, qui partit suivre la direction indiquée. Après plusieurs mois de voyage, la personne décéda d’une chute mortelle dans un ravin au nord de Sima, près de Nidú.

 

« Cette boussole semblait montrer une direction différente à chaque personne qui la détenait, et chacun de ses propriétaires termina comme son prédécesseur, mort durant sa quête. Le lien fut établi, et la boussole fut rapidement accusée de donner la direction de la mort. Quiconque la suivait allait vers l’endroit où il devait mourir.

 

— Mais cela ne fait aucun sens, dit Kolja après un silence pensif. Sans cette boussole, ils ne se seraient jamais rendus en ces endroits, donc…

 

Sora l’arrêta en levant une main devant lui.

 

— Je sais. Il n’empêche : quelle est la force qui alimente le cosmon de la boussole, et redirige son aiguille à chaque détenteur ? Cette boussole est maudite, on la nomme boussole de mort. Qu’est-ce que vous en dites ?

 

Solka, un homme silencieux mais observateur, se lissa la barbe en s’adossant sur sa chaise.

 

— Mmmh, je ne sais pas. Vous m’avez l’air d’un refourgueur de camelote.

 

— Je vous en prie, dit Sora, prenez la boussole vous-même !

 

Solka la saisit, et vit que l’aiguille indiquait l’est, derrière lui, alors que juste auparavant elle indiquait le nord. Il ne fit aucun commentaire et reposa l’objet.

 

— Cent-cinquante sols, fit Jakil en posant une bourse sur la table.

 

Sora regarda alentour en secouant la tête, abasourdi.

 

— Est-ce que vous imaginez la difficulté qu’il y a à remonter la trace d’un objet dont chaque possesseur meurt immanquablement ?

 

— Comment vous expliquez ça ? renchérit Kolja les sourcils froncés. Comment le cosmon peut-il avoir résonné avec une abstraction ?

 

Sora haussa les épaules.

 

— J’en sais rien… le sempi ? le destin ? Solpa lui-même ?

 

Kolja eut un rire moqueur et détourna la tête.

 

— Je m’en moque, à vrai dire, continua Sora. Je ne suis pas un savant du nord ou du sud. Je suis un revendeur de raretés. Je ne la céderai pas à moins de trois cents.

 

Kolja pencha la tête en arrière et rit aux éclats. Jakil la regarda sans sourciller.

 

— Deux-cents, dit-il en regardant le marchand dans les yeux.

 

— La Garde-Lumière m’en donnerait plus pour la détruire, rétorqua Sora avec le ton désolé de celui qui parle à un simple d’esprit.

 

Il posa une main sur la boussole, comme pour la reprendre, avec un soupir de lassitude contrôlé.

 

— Attends.

 

Jakil l’interrompit en posant sa main sur celle de Sora, et tourna la tête vers Kolja.

 

— Deux cent cinquante.

 

— Allez, deux cent quatre-vingts, céda Sora en hochant la tête avec une sympathie contrôlée.

 

— Écoute, mon petit ! Explosa soudain Kolja en plantant brutalement un couteau près des deux mains posées sur la table, On est pas là pour jouer les pigeons avec des voleurs dans ton genre !

 

— Ok, ok ! se rétracta Sora en enlevant sa main. Va pour deux cent soixante… cinquante ! deux cent cinquante !

 

Kolja rangea son couteau qui s’était rapidement pointé sur le visage du revendeur. Jakil fit glisser la boussole vers lui en posant de nouvelles pièces de monnaie sur la table.

 

— Un plaisir de… d’avoir fait affaire avec vous.

 

Sora se mit debout, son assurance vacillante, et ramassa son paiement avant de quitter la taverne.

 

— Qu’est-ce qu’on va foutre de cette merde ? demanda Solka sans se redresser, son foulard lui tombant sur les yeux.

 

— On nous a dit un objet maudit, fit Jakil en regardant l’aiguille avec attention. On n’a qu’à y retourner, et on verra bien.

 

— J’te jure, si c’est pas suffisant, je retrouve cette raclure de chasseur de trésor et je lui taille la langue comme les serpents.

 

Jakil souffla et se leva de sa chaise.

 

— Si tu veux, Kolja. Allez, on n’a pas toute la journée.

 

Le groupe quitta la taverne pour reprendre la route, en espérant faire une partie du chemin avant la tombée de la nuit.