L’ombre des Obscurs

 

 

 

La cité s’étendait en contrebas, minuscule depuis leur point de vue. Atum pouvait voir les habitants, tels des points noirs mouvants sur une maquette, il y en avait tant… Le soleil, au zénith, brillait dans un ciel bleu parfait. Sa main picotait déjà d’une énergie contenue, comme si le Flot le poussait vers son but. Son corps transpirant hésitait entre l’excitation et l’affaissement nerveux ; sa certitude n’était pas toute entière dévouée à la cause, il le savait. Pourtant, rationnellement, il le savait, il le voulait ; il était prêt à aller jusqu’au bout. Une main apaisante se posa sur son épaule, faisant cesser ses tremblements ; c’était Zaïd, son frère aîné.

 

— Allez, dit-il avec encouragement, c’est la dernière. Nous devons en finir. Après cela, nous rentrons à la Tour. Promis.

 

Atum posa sa main sur celle de son frère et hocha la tête. Puis il se tourna en lui souriant, et rejoignit ses autres frères, alignés devant le précipice. À sa droite, Senma leva une main vers le ciel et entrouvrit la bouche. Senma ouvrait toujours la bouche quand il était concentré. Des nuages apparurent au-dessus de la ville, grossissant, s’épaississant, masquant l’astre brillant, et plongeant la plaine dans une nuit soudaine. Toute la cité fut baignée dans l’obscurité. Les quatre frères commencèrent alors les incantations, chacun récitant la partie qui venait compléter celles des autres. Le sort était éminemment complexe et puissant, et les multiples répétitions ayant précédé cet instant avaient préparé Atum à s’accorder aux voix de ses frères.

 

Les oreilles du sorcier captaient les paroles des autres, et le sort ne cessait de recommencer, dans leurs bouches, jusqu’à devenir, comme les autres fois, un flot unique et indivisible. Comme si une seule bouche, une seule voix, complexe et aux multiples intonations, avait énoncé la formule. Atum sentit à nouveau cet étrange moment où la parole, plus qu’une production de sa part, devient la chose qui le contrôle, et pour laquelle il n’est qu’un moteur, soumis et utile.

 

Alors, au bout de longues minutes durant lesquelles la pénombre s’intensifia, les clameurs commencèrent à s’élever depuis Agymah. Atum continua, avec ses frères, et son cœur s’accéléra, car il sentait, comme les autres fois, la joie, la libération, l’envol qu’eux seuls permettaient, en cet instant.

 

 

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« Essuie tes larmes, répétait Kenam. On ne pleure pas sur le destin. Regretter, c’est insulter la vie. »

 

Mais comment Shani pouvait-elle affronter ce que la vie lui donnait, en ce jour ? Comment quiconque l’aurait pu ? Son mentor avait été un homme fort, comme tous les habitants d’Agymah. Ici, personne ne regardait en arrière ; toujours vers l’avenir, vers le destin. Ce qui arrivait dans l’existence était à accepter, à célébrer, presque. Seulement aujourd’hui, que restait-il d’Agymah et de la vie de Shani ?

 

Elle avait vu le ciel s’obscurcir soudainement, couvert de nuages qui n’étaient pas là l’instant d’avant. Le soleil avait disparu et le vent s’était arrêté de souffler, ce qui, sur Sima, était toujours un mauvais signe. Certains habitants revenant de voyage avaient gémit, car ils reconnaissaient ce que l’on disait s’être passé par endroits. Cela se produisait régulièrement, partout sur le continent : tout un village, qui soudainement était couvert par des nuages noirs dans un ciel dégagé, puis, sans explication, sans avertissement, les gens qui tombaient, face contre terre. Seuls quelques-uns, les plus vigoureux, survivaient pour le raconter. L’empire traquait, interrogeait, partait en guerre contre des ennemis invisibles et innombrables. Sima tombait en lambeaux, et les visages tournés vers l’impero Sitake ne trouvaient nul réconfort. Tous les Mehdacins le savaient, et leur peur ne faisait que croître : les auteurs de ces massacres s’affichaient sous la bannière des Obscuri, ces fanatiques déments adorateurs de la mort. Ils étaient de plus en plus nombreux, et leur influence grandissait avec leur nombre, qui trouvait de plus en plus de fidèles pour le grossir. L’empire en tuait par centaines, sans procès, sans discours, mais leur force résidait aussi dans leur propre mort, et les rancunes d’un peuple à la gloire passée pouvait pousser au sacrifice.

 

Aujourd’hui c’était elle, Shani, qui se tenait la poitrine, respirait avec difficulté, et ne pouvait retenir ses larmes. Agymah… jamais elle n’avait entendu parler d’une cible aussi vaste qui ait été la victime de ces fous meurtriers. Le vent amena l’odeur de mort dans ses narines et lui piqua les yeux. Elle essuya ses larmes et les nuages se dissipèrent pour enfin faire revenir la lumière sur la cité de la jeune femme. Elle leva la tête et contempla le charnier. Çà et là, d’autres habitants, jeunes pour la plupart, erraient, pleurant, hurlant, agenouillés devant les miettes de leur existence ; une femme, un père, un enfant dont le corps gisait.

 

Shani avait tout perdu, désormais. Son armure était trop lourde, et son insigne ne signifiait plus rien face à un tel ennemi. Elle se débarrassa de ces plaques de métal inutiles et abandonna son épée à terre. Les armes ne pouvaient tuer des idées. Elle marcha jusqu’aux portes de la ville et décida de partir vers le nord ; il ne servait plus à rien de rester dans ce cimetière. Un jeune soldat agité l’intercepta :

 

— Madame ! Que devons nous faire ? Devons-nous nous préparer à tenir la ville ? Quels sont vos ordres ?

 

Shani le regarda comme s’il était fou.

 

— Tenir la ville ? répéta-t-elle. Non. Faites ce que vous voulez. Et essuyez vos larmes. Nos citoyens n’ont pas besoin de voir notre faiblesse.