1

 

Jeera n’avait pas immédiatement remarqué ces anomalies, dans son quotidien. Il vivait son existence paisible ; boulanger dans la cité portuaire d’Helmir, chaque jour sa clientèle de marins détournait son attention des menus détails.

 

Jeera vivait seul ; il trouvait sa vie déjà bien remplie sans avoir à s’occuper d’une bonne femme, et encore moins de gosses. Ce fut à la troisième occurrence de cet étrange phénomène qu’il se mit à y penser. Il n’aimait pas les choses qui sortaient de l’ordinaire ; pour lui, chaque surprise était le début d’un nouvel ennui. Ses journées étaient cadrées, planifiées, contrôlées.

 

Aussi, lorsqu’il remarqua, pour la troisième fois, cette tâche noire au coin de son champ de vision, il fronça les sourcils. Ce n’était pas normal. Pas naturel. Même en tant qu’habitant de Sima, la magie le mettait mal à l’aise, et son activité s’en passait très bien. Cette tâche, elle n’était pas facilement explicable. Tout d’abord, elle apparaissait sur des choses où rien de noir ni de salissant ne pouvait tomber. Et puis son contour, sa teinte, sa taille ; les trois fois, tout était absolument identique.

 

Les jours suivants, Jeera se fit méfiant ; envers son apprenti, envers ses clients. Lui faisait-on une farce ? Était-ce un moyen de lui faire comprendre quelque chose ?

 

La tâche noire continua d’apparaître, sur des sacs de farine, sur son comptoir, sur ses vêtements, et même à l’étage, dans ses pièces de vie privée ! Il finit par confronter Jolius, son apprenti.

 

— Écoute-moi mon p'tit, j’ai encore trouvé une de ces tâches ce matin, je ne sais pas à quoi tu joues…

 

— Mais, monsieur Jeera, je…

 

— Chhht, si ce n’est pas toi, tu n’as pas à t’en faire. Mais si je te prends à trifouiller, ou à user de ta magie pour salir la boutique, crois-moi que tu vas t’en mordre les doigts.

 

Jolius n’avait pas avoué, mais Jeera était convaincu que le message était bien passé. Ce gamin avait été à l’école, et aujourd’hui tous les jeunes aimaient bien étaler leurs sorts à tout-va.

 

Lorsque Jeera se réveilla le lendemain matin, ses yeux découvrirent une tâche fraîche, juste à côté de lui, sur son oreiller. Furieux, il sortit et fit irruption dans la chambre de l’apprenti qui dormait toujours.

 

— Cette fois, ça suffit ! Tu iras faire tes petits tours ailleurs ! Je ne suis pas un de ces vieux idiots qui laissent couler ! Allez, hop ! Fais tes affaires et dégage !

 

— Monsieur Jeera, je vous assure, je ne sais pas… commença le jeune Jolius.

 

Jeera claque la porte en sortant, et s’aperçut qu’il tremblait. Il serra les poings et remonta pour nettoyer la tâche.

 

Celle-ci était plus épaisse, plus sale que les autres. En la frottant, Jeera la toucha et essaya d’identifier la substance. Comme une huile noire, épaisse et tiède, gluante, sans odeur, mais qui s’incrustait facilement dans le tissu. Les tremblements de Jeera ne s’étaient pas calmés ; il s’aperçut qu’il avait peur. Il jura dans sa barbe, maudissant tout autant son apprenti, la magie, et ces écoles qu’il avait toujours détestées. Il n’avait pas été un élève particulièrement brillant, et parmi ses camardes, il avait toujours fait preuve d’un don médiocre dans l’expression magique. Peut-être parce que depuis toujours, il y avait quelque chose de dégoûtant, de vulgaire, dans ces manifestations, ou dans ce qu’elles provoquaient chez lui.

 

Plus tard dans la journée, Jolius repassa à la boutique et Jeera lui signa sa dernière paye, sans le regarder.

 

Le jour passa, et Jeera eut du mal à s’endormir, la nuit venue, essayant de se convaincre que cette histoire était terminée. Dans quelques jours, il accueillerait un nouvel apprenti…

 

Son premier client, le lendemain matin, fut un homme souriant, bien vêtu, se présentant comme second du Vogueur, à quai depuis la veille. Il tendit une lettre de compte au nom de son capitaine pour une cargaison de pain. Jeera la prit avec le sourire ; les lettres de compte étaient des commandes payées par la ville ; souvent dans le cadre d’un accord diplomatique, ou de missions maritimes spécifiques. Jeera ouvrit la lettre et fut attiré par un détail qui le garda bloqué pendant quelques secondes.

 

— Où… que… bredouilla-t-il finalement. Quelle est cette tâche, au bas de la feuille ?

 

— Ça ? Fit l’homme, c’est rien. Le capitaine est bon pour donner des ordres, mais il écrit comme un pied ! Il tâche toujours ses papiers. Il aime son encre, et il insiste pour tout rédiger à la plume, ça, personne ne peut l’en dissuader.

 

Jeera repensa à la substance noire des tâches qui le poursuivaient et promena un doigt sur l’encre, sèche et absorbée par le papier. La forme et la taille étaient identiques en tout point.

 

— Si vous voulez, reprit le marin, je peux retourner le voir pour…

 

— C’est de l’encre ? L’interrompit Jeera.

 

Le second le regarda, interloqué par son air effrayé et si sérieux.

 

— Euh, oui. De l’encre de Kimpa. Le capitaine est un Alinoï, et nous avons beaucoup navigué sur l’océan de Kala Narfi.

 

Jeera resta silencieux un moment, incapable de mettre du sens sur ces événements. Il regarda la lettre un long moment, immobile, et fut surpris par le marin qui la lui reprit des mains.

 

— Bon, eh bien, je vais trouver un autre…

 

— Non, attendez ! Se réveilla soudain Jeera. Je vais vous faire ce pain. Pourrai-je…

 

Jeera hésita, ressentant une impulsion étrange, une sensation indéfinissable. Précisément ce qu’il n’aimait pas ressentir. Une certitude le saisit ; un savoir sans cause ni but. Une intuition, mais qui était avérée.

 

— Pourrais-je rencontrer votre capitaine ? Demanda-t-il au marin.

 

Celui-ci sourit et ses yeux se plissèrent jusqu’à se fermer.

 

— Bien sûr. Nous sommes amarrés sur le quai dix-huit. Dites que vous venez de la part de Ned.

 

Le marin lui rendit la lettre de compte et sortit. Jeera trouva un coin pour s’asseoir, à l’abri des regards, et pensa longuement. Il n’aimait pas les changements dans sa vie, le bouleversement de sa normalité. Mais ce qu’il avait ressenti, à cet instant… et ces tâches, comme des signes… sa bouche s’assécha, et il tenta de faire taire les visions que cette tâche noire lui évoquait. Peut-être, finalement, annonçait-elle un changement.

 

 

 

2

 

 

 

Jeera avait embarqué sur le Vogueur lorsque celui-ci avait quitté Helmir. L’après-midi même de sa rencontre avec Ned, le second, il avait rencontré le capitaine, un Alinoï bourru du nom de Bel-Iqtar.

 

Le port d’Helmir, de par sa situation géographique, permettait de voir beaucoup de races différentes, et les Alinoï n’étaient par les plus dérangeants, malgré leur apparence. Jeera avait toujours entretenu des préjugés sur ces êtres aux allures menaçantes, souvent asociaux, mais ce capitaine était étonnamment peu différent des humains.

 

Bel-Iqtar avait été impressionné par le récit de Jeera, et, comme tous les Alinoï, était très attentif à ce genre de signes, même ténus. Son peuple tenait en haute estime les devins, et leurs haruspices formaient une véritable classe sociale. Lorsque Jeera lui demanda pour quelle destination ils appareillaient, le capitaine prit un air fier, typique, pensa l’humain, de son peuple.

 

— Nous faisons voile vers le sud, l’océan des Ides, jusqu’à l’Ulmarie. Helmir était notre dernière escale ; ce n’est pas un hasard si notre rencontre s’y est faite. Le don que tu as sera sûrement décisif.

 

— Décisif pour quoi ? Demanda Jeera qui commençait déjà à regretter son départ précipité. Jamais encore il n’avait été si loin des côtes.

 

— Pour trouver ce que nous cherchons, répondit mystérieusement Bel-Iqtar sans rien expliquer de plus.

 

Surprenamment, cet horizon d’inconnu n’avait pas retenu Jeera lorsque, sur le pont, il avait vu Helmir s’éloigner, puis les côtes de Sima disparaître tandis que l’océan devenait leur seul paysage.

 

Le vieux boulanger citadin avait bien intégré l’équipage. Ses compétences ne lui permettaient pas de participer physiquement à la bonne marche du navire, mais ses connaissances étaient appréciées par le cuisinier, dont la nourriture ne ravissait que peu les marins blasés.

 

Jeera commençait à peine à apprécier son séjour, découvrant la vie sur le navire sans avoir à vomir ses tripes, lorsque Jim le tira de son hamac aux premières heures d’un jour froid et calme.

 

— Hé ! Jeera ! Le capitaine veut te voir sur le pont.

 

— Ah ? Pourquoi ? S’inquiéta l’intéressé.

 

Le gamin haussa les épaules et disparut dans l’escalier qui remontait sur le pont.

 

— Ah, maître cuistot ! Fit Bel-Iqtar en le voyant arriver.

 

Depuis que sa nourriture avait conquit les marins, Sil, le cuisinier du Vogueur, était redevenu un assistant. Bel-Iqtar, sous le soleil éclatant, avait dénudé son torse, offrant sa peau bleutée à l’air glacial. L’insensibilité de certains faisait frissonner Jeera, qui se cachait du froid sous d’épaisses fourrures. Il remarqua, sur la poitrine de l’Alinoï, le tatouage de sa famille ; trait caractéristique de ce peuple aux coutumes étranges.

 

— Regarde ! Fit-il en le prenant par les épaules et en tendant vers le large une main qui englobait l’horizon.

 

Jeera regarda avec insistance, mais ne vit que de l’eau.

 

— Quoi ? Demanda-t-il enfin, se sentant idiot.

 

— Les vagues. La danse, dit-il d’un ton rêveur.

 

Jeera observa encore un instant, mais la seule danse qu’il voyait était celle, lancinante et régulière, de chaque instant.

 

— Je ne vois r… commença-t-il.

 

— Chhht ! Attends, l’interrompit Bel-Iqtar.

 

Tous les deux attendirent, tandis que le soleil s’élevait à bâbord et que l’équipage s’activait. Au bout de plusieurs longues minutes, Jeera crut voir quelque chose, et après plusieurs minutes supplémentaires, il vit des mouvements inhabituels à la surface des flots. Des dômes, des vagues immobiles, puis, lentement, des colonnes d’eau mouvantes, se dressant à la verticale puis se courbant, se rejoignant, se divisant, formant des structures élaborées, dynamiques, à des dizaines de mètres au-dessus et autour du navire. Si toute cette eau tombe sur nous, pensa Jeera, nous coulerons. Bouche bée, mal à l’aise, effrayé, il fut tiré de ses pensés par le capitaine, qui avait remarqué son état.

 

— Il n’y a rien à craindre, dit-il posément. C’est juste leur danse.

 

— C’est… commença Jeera, sans trouver ses mots. Qu’est-ce que c’est ? finit-il par demander.

 

— Ce sont les Vacéens. Les océans. Il est très rare de les voir se manifester. Profite de ce spectacle.

 

Jeera et Bel-Iqtar restèrent silencieux à regarder les danses titanesques des Vacéens. Lorsque le capitaine partit, appelé à d’autres tâches, Jeera resta là, contemplatif, se rendant à peine compte que jamais, à Helmir, il n’aurait pu rêver de voir ces choses.